L'histoire a-t-elle un sens ? Quelle signification lui accorder ? Quelle direction lui donner ? La question ne cesse de tarauder l'humanité. L'histoire est souvent apparue comme la manifestation d'un sens caché. Guidée par l'Esprit ou L'Idée, animée par la Raison, l'histoire humaine accomplirait, selon Hegel et ses descendants, sa destinée cachée, en dépit ou grâce aux passions des hommes qui la font. « Grand soir » et « Fin de l'histoire » apparaissent ainsi comme l'envers et l'endroit d'une même conception téléologique du devenir historique. D'autres, au contraire, s'appuient sur son caractère « insensé » pour justifier la fatalité. Et Robert Musil (1880-1942), l'auteur de L'homme sans qualités (1930-1933) s'avère être un précieux guide afin de déjouer ces deux visions opposées. Car il montre que l'histoire a besoin d'une direction, mais pas d'un but. « Musil a adopté une attitude très ironique à l'égard des grandes philosophies de l'histoire, explique Jacques Bouveresse, aussi bien celles qui se situent dans la lignée de Hegel et de Marx, que celles du déclin, comme Spengler. J'ai toujours partagé sa méfiance à l'égard des constructions de cette sorte, surtout lorsqu'elles se prétendent "scientifiques". Car cette pensée singulière, qui se présente comme une antiphilosophie de l'histoire, permet d'échapper également au nihilisme, au scepticisme, au cynisme, puisque, nous dit L'homme sans qualités, c'est à la fois « toujours la même histoire » mais aussi « l'imprévu [qui] survient ». A une époque caractérisée par l'éternel retour de la pensée consensuelle et des impostures intellectuelles, il n'est pas inutile de retrouver la pertinence de ceux qui, de Robert Musil à Karl Kraus, de Victor Klemperer à George Orwell, ont trouvé dans la critique, l'ironie et la satire les armes théoriques et stylistiques appropriées pour mettre au jour les illusions ou les inégalités les plus manifestes.