Entretien avec Kubra Khademi pour l'exposition First but not Last Time in America

Portrait de Kubra Khademi © Julien Pebrel

Présentation

Artiste afghane réfugiée en France depuis 2015, Kubra Khademi est une féministe dont les peintures et les performances sont nourries par la situation de son pays. Ses représentations de femmes ne naissent pas du désir de montrer leur nudité. Elles relèvent de l’évidence de mettre en scène des corps libres. Autrice de l’affiche du Festival d’Avignon, Kubra Khademi nous fait entrer dans un univers artistique puissant car libre.

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Entretien pour First but not Last Time in America

Pouvez-vous nous parler des œuvres présentées à La Collection Lambert ?

Ce travail correspond à un nouveau projet, inspiré comme tous mes travaux antérieurs par la situation en Afghanistan. Il s’agit de grands formats, des tapisseries. Elles sont nées de choses « terribles ». J’emploie ce mot à dessein ; j’ai conscience de sa portée. Depuis la prise du pouvoir par les talibans, je suis informée de la situation dans mon pays par les médias mais également par un réseau de proches et d’amis qui vivent à Kaboul. Tout ce qui se passe en Afghanistan me touche directement. Toutefois, réaliser des peintures ou des performances se fait au-delà de toute puissance émotionnelle. Ainsi, pour chaque nouvelle série, je traverse de nombreuses étapes intérieures de recherche, avec le désir premier que ce qui est donné à voir doit relever de la beauté. Ces œuvres, je respire à travers elles, grâce à elles. Mon travail artistique, décliné en séries, s’inscrit dans ce processus. Il s’agit de se livrer, et de livrer les choses, à une véritable transformation. Peintures, performances, vidéos ou tapisseries… je m’efforce de trouver les formes adéquates. Ce n’est pas de l’illustration.

Dans vos peintures et tapisseries, vous représentez des femmes afghanes dans de multiples situations…

Mes œuvres sont inspirées par l’activisme des femmes dans mon pays. Leur résilience y est extraordinaire ; il faut parler à leur sujet d’une véritable révolution. Beaucoup de ces femmes militantes se battent au jour le jour. Je continue à suivre leurs actions depuis que je me suis réfugiée en France, suite à une performance, « Armor », où je marchais dans les rues de Kaboul avec une armure en fer bombée au niveau des parties sexuelles, celles-là mêmes qui créent la convoitise des hommes dans mon pays, et qui sont l’obsession des talibans, et qui nous font vivre un harcèlement continu. J’ai pu me déplacer pendant huit minutes avant de me réfugier dans une voiture, m’éloigner au plus vite, puis être menacée de mort. Où que j’aille, mes origines me suivent. Si je porte un fardeau, j’ai des mains, et dans mes mains des outils. Dès lors, je produis des toiles, des performances. Les femmes présentes dans mes peintures ou mes tapisseries, ne sont pas « nues » ; ce sont des corps libres de femmes. Ma mère m’a battue à coups de fil électrique quand j’avais 5 ans parce que j’en avais dessinés au retour du hammam. Tout se passe autour du corps des femmes en Afghanistan. Il s’agit pour les talibans de les recouvrir, de tout recouvrir avec le poids de la religion. Depuis leur accession au pouvoir, ils mettent tout en place pour donner l’impression que la moitié du pays est sous contrôle… en attendant de voir comment se débrouiller avec l’autre partie ! Mon pays, c’est cette division, et rien d’autre. Depuis toujours, à travers différentes périodes, l’Afghanistan n’a cessé de traverser des guerres, « des hauts et des bas ». Aujourd’hui, des milliers d’individus, des migrants intérieurs, ne cessent de se déplacer. Les médias disent la vérité : des gens sont tués. Seulement, je ne désire pas peindre ces gens en train de mourir. Je souhaite plutôt montrer comment les corps résistent, sortent de chez eux, se mettent à exister.

Comment voyez-vous la situation actuelle en Afghanistan ?

Un Occidental peut voir les informations à la télévision, mais les Afghans et les Afghanes ne sont pas que cela ! Ce qui est important à côté de cette misère, de cette terreur, c’est de découvrir l’action des femmes militantes. La situation de mon pays est particulière. Russie, États-Unis ou d’autres nations : à tout nouveau changement géopolitique, je me demande quelles en seront les conséquences immédiates dans mon pays. L’Afghanistan est comme un ballon de foot dans lequel on tape ou… un principe mathématique ! Même les enfants, même ma mère, qui est analphabète, fait ce type de calculs : quels seront les alliés maintenant qu’untel ou untel vient d’arriver au pouvoir dans son pays ? Les Afghanes ont clairement conscience du danger qu’elles traversent. Elles savent qu’elles peuvent mourir pour leur cause, et leur enfant mourir de pauvreté. Elles manifestent dans la rue en regardant droit dans les yeux les talibans. Leur slogan : Pain, Travail, Liberté. Elles brandissent ce slogan sans faiblir. Elles se font enlever, assassiner ; rien n’y fait : elles résistent, même si elles sont profondément seules. Mon travail s’inspire de leurs corps, leur lutte contre les talibans, ces terroristes d’hier devenus les dirigeants d’aujourd’hui. Les pays étrangers les voient-ils encore comme des terroristes ? Ce serait dommage qu’il n’en soit plus ainsi.

Au pouvoir des talibans mais aussi de tout patriarcat, vous répondez par vos œuvres…  

À travers ces tapisseries, comme à travers d’autres réalisations, je cherche à montrer le pouvoir sexuel des femmes, la puissance de l’identité féminine. Dans de nombreuses tapisseries traditionnelles, des femmes accouchent. Dans les miennes, ces scènes d’accouchement font apparaître des animaux domestiques. Femmes, enfants, animaux sont la propriété des hommes afghans. De même, nombre d’œuvres anciennes représentent des champs de batailles. J’en fais le terrain d’action des femmes, avec des actes héroïques réservés aux hommes : des combats notamment avec des dragons, qui continuent de nos jours à symboliser le danger. Je croise ces gestes devenus féminins à la poésie persane, le Shâhnâmeh, ou Livre des Rois, à celle du poète perse Rûmî ou de la poétesse iranienne décédée en 1967, Forough Farrokhzad. La poésie est essentielle dans la culture afghane ; je l’ai toujours utilisée. La poésie épique perse apparaît ici mêlée à des slogans de femmes afghanes d’aujourd’hui. Grâce à mes échanges avec des femmes par WhatsApp, je recours aussi à une poésie « sous le nombril », une véritable tradition interdite mais très présente. Ces différents types d’écritures s’inscrivent parmi des actes épiques menés par des femmes.

Comment êtes-vous parvenue à vous affirmer comme artiste féministe dans votre pays ?

Quand j’étais enfant, je disais tout le temps que j’étais artiste. Lorsqu’il fut décidé de me marier, j’ai refusé net. La chose était totalement inédite. Quand quelqu’un sort de la maison dans mon pays, c’est pour entrer dans une autre… Je n’ai jamais vu de livres « féministes » chez moi, et n’ai eu vent d’aucune publication de ce genre. Toutefois, j’ai perçu mon statut d’être humain, comme toutes les Afghanes, au sein d’une société qui le nie. Ensuite j’ai décidé de vivre cette vie d’artiste. Là aussi, c’était inédit. Je suis partie pour étudier les beaux-arts à l’Université de Kaboul. J’ai pris une grande valise, qui appartenait à la famille et avait vécu toutes sortes d’aventures. Je l’ai faite mienne. J’ai mis dedans tout ce que je pouvais. J’ai su que je ne reviendrai jamais, ce qui fut le cas, exceptés les jours de l’Aïd. Arrivée à Kaboul, j’ai pu m’initier davantage à l’art, et j'ai commencé à peindre et réaliser des performances. Je n’ai jamais douté de ma vocation. Grandir sans entendre une seule fois que vous êtes un être humain est le quotidien des femmes afghanes. Refuser cet état de fait, c’est être fondamentalement féministe. Personne ne m’a appris à l’être. « Tu peux faire ce que tu veux », est la phrase que je me suis toujours adressée. D’ailleurs, je pense que dans chaque femme afghane, il y a une petite féministe.

Pouvez-vous nous présenter une performance réalisée en Afghanistan ?

À Kaboul, j’ai réalisé une performance avec ma fameuse valise. Je l’ai placée au milieu du public dans la galerie. Je me suis mise dedans et l’ai zippée de l’intérieur. Je n’avais pas de vision précise de la performance. Il s’agissait d’une pure situation, ouverte à l’imprévu. Le temps a passé. Puis quelqu’un, une femme, l’a ouverte de l’extérieur. Je suis sortie. Plus personne. Dans la rue, j’ai retrouvé cette personne, qui m’attendait. Elle s’est mise à parler sans me laisser la possibilité de dire un mot ! La performance, sans que je le réalise, avait duré trois heures. Cette femme, que je ne connaissais pas, m’a racontée ce qui s’était passé. Elle était sous le coup d’une forte émotion. Elle m’a dit combien le public avait traversé toutes sortes d’états, de l’attente, l’ensommeillement, l’impatience, à des discussions, des moments de silence, de colère, de tristesse, d’espoir. Sans que je ne puisse rien voir, le public était passé par toutes les émotions possibles face à une valise dans laquelle il reconnaissait sa situation : l’enfermement, la solitude, une migration impossible. Tout le monde en Afghanistan a grandi au sein de nombreux tabous et d’interdictions. Par cette performance, les gens ont ressenti combien ils vivaient un danger permanent. Ils le vivent encore.

À la Collection Lambert, le premier jour du Festival, vous présenterez une performance unique. Une idée que vous avez eue en France et que vous avez continué à élaborer lors de votre résidence de travail aux États-Unis au printemps. C’est une histoire de vêtements...

Effectivement, j’ai réalisé une montagne de gilets jetés les uns sur les autres. Ils sont de couleur grise, une couleur propre aussi bien aux gilets portés par l’armée afghane, par les forces étrangères présentes dans mon pays, que par les talibans. Cet habit en monticule, je l’approche par un geste artistique, un geste de couture lors de la performance. Je monte et descends à plusieurs reprises de cette montagne, pour coudre ensemble ces gilets avec un fil d’or. Mon but est de donner à voir cet amas de vêtements cousus d’or, d’un fil d’or très visible. Ces vêtements, si présents depuis plusieurs décennies de conflits dans mon pays, servent aux militaires, comme ils permettent aux talibans de préparer des attentats-suicides, en dissimulant des bombes. L’utilisation de ce vêtement de couleur grise est donc variable selon les combattants. J’ai pu voir nombre de ces gilets durant mon exfiltration d’Afghanistan. Et le monde entier a pu en voir lors de la ruée de milliers d’Afghans pour tenter de rejoindre l’aéroport de Kaboul dans un véritable chaos. Ces gilets rejoignent souvent des musées consacrés à l’Histoire. En août 2021, à partir d’une liste que j’ai élaborée d’artistes en danger dans mon pays, nous avons travaillé, avec l’aide de professionnels de la culture basés en France, à faire sortir plus de quatre-vingts artistes d’Afghanistan qui, comme moi, ont dû fuir leur propre pays. J’ai donc rassemblé autant de gilets pour dire ces corps, ces vies, ces histoires. Le fil d’or qui les relie rappelle aussi les cadres dorés des peintures classiques dans le monde muséal. Je souhaite ainsi créer dans un lieu d’art, la Collection Lambert, une mémoire particulière de ce vêtement, comme je désire également par ce geste mettre fin à la situation actuelle, en déplaçant l’usage de ces vêtements.

Propos recueillis par Marc Blanchet

First but not Last Time in America, une exposition de Kubra Khademi à la Collection Lambert