Entretien avec Chela De Ferrari

Après avoir revisité Hamlet de Shakespeare avec huit comédiens atteints de trisomie 21, vous avez choisi d’adapter un autre classique du répertoire, La Mouette de Tchekhov, avec une troupe d’actrices et acteurs malvoyants ou non voyants ?

Dans Hamlet, travailler avec ces comédiennes et ces comédiens m’avait permis d’aborder le théâtre d’une manière différente. Personne ne s’attendait à voir le rôle-titre joué par un comédien porteur du syndrome de Down. Déjouer ainsi les attentes nous permettait d’approcher d’une autre manière la question de la condition humaine : on n’entendait pas le célèbre monologue « être ou ne pas être » de la même façon… C’est un déplacement que j’avais trouvé particulièrement fécond et j’avais envie de le reconduire avec La Mouette. La pièce de Tchekhov nous pousse à questionner notre propre capacité à voir, à interroger notre propre cécité. Les mots dits par une troupe de comédiennes et comédiens malvoyants ou non voyants voient leur sens varier : ils s’ouvrent à de nouvelles significations. Leurs corps expriment des idées et des images que les interprètes voyants ne pourraient exprimer. L’œuvre voyage entre comédie et tragédie sans la moindre condescendance, libérée de tout regard larmoyant, pathétique ou romantique.

Vous avez adapté librement l’œuvre de Tchekhov. Pouvez-vous nous parler de cette adaptation ?

Cette version libre est jouée, comme nous le disions, par un groupe d’interprètes non voyants ou malvoyants et notre proposition vise à rapprocher – à travers le récit – le public de la réalité vécue par ces personnes. Les actrices et les acteurs se sont appropriés les personnages de Tchekhov. Ils ont mêlé l’œuvre à leur propre vie, à leur propre expérience, afin de restituer le tout sur scène. Il s’agit en quelque sorte d’une « régénération » des textes. C’est d’une certaine manière une grande toile où s’entremêlent les expériences de personnes non voyantes, des acteurs eux-mêmes et des personnages de Tchekhov. Le simple fait que ces textes, qui ont été lus, joués, écoutés maintes fois sur scène, soient cette fois-ci prononcés par des acteurs porteurs de handicap leur donne une tout autre dimension, une tout autre signification.

La distribution est-elle constituée exclusivement d’interprètes malvoyants ou non voyants ?

Au total, douze acteurs portent cette pièce. La majorité d’entre eux sont malvoyants ou non voyants. Seuls trois sont voyants. Il s’agit d’une ouvreuse présente auprès du public. Avant même que la pièce commence, elle décrit pour les comédiennes et les comédiens ce qui se passe dans la salle au moyen d’une audiodescription. Il y a également un musicien, Nacho Bilbao, présent sur scène durant toute la pièce. Le personnage de Boris Trigorin est voyant. C’est un choix que le public comprend au cours de la représentation.

Vous travaillez pour cette création avec le Centro Dramático Nacional d’Espagne, qui participe pour la première fois au Festival d’Avignon. Mais en amont de la création, vous avez mené un travail de recherche auprès d’une compagnie péruvienne appelée sinVERguenzas. En quoi consistait-il ?

Effectivement, lorsque j’ai commencé l’adaptation de cette pièce, j’ai travaillé pendant cinq mois avec la compagnie péruvienne sinVERguenzas, composée de treize acteurs non voyants. C’était une sorte de laboratoire à partir des textes et scènes de La Mouette. Nous avons mené de longs entretiens au cours desquels j’ai pu appréhender leur réalité et m’en nourrir. C’était, en quelque sorte, un échange : je menais avec eux un workshop de théâtre et ils m’apprenaient en retour des tas de choses sur leur quotidien. Les textes que j’étais en train de créer se sont vus modifiés, transformés petit à petit grâce à l’apport de ce groupe.

Le sens de l’existence est un thème majeur de l’œuvre de Tchekhov. Comment ces questionnements vous ont-ils inspirée ?

Deux thèmes m’ont principalement inspirée et sont au cœur de mon travail sur La Mouette : le sens de l’existence et le but du théâtre. Les personnages de Tchekhov sont affligés, écrasés par un sentiment d’échec et d’inutilité. Ils sont tourmentés par leurs désirs, amoureux de personnes qui ne les aiment pas en retour, pétris d’ambitions qui dépassent de loin leurs propres possibilités. Ils sont nostalgiques d’un paradis perdu. Les actrices et acteurs qui les incarnent, en revanche, ont la capacité de comprendre leurs personnages et de se les approprier avec humour et empathie – peut-être parce qu’ils se posent les mêmes questions… En écrivant cette œuvre, le dramaturge n’essayait pas véritablement de remettre en question les comportements de ces personnages. Il ne prenait pas parti. Il les représentait tels qu’ils sont : à nous de faire le reste !

La musique live tient une place importante dans le spectacle. Quels types d’instruments retrouvons-nous ? Qu’apporte la musique à la mise en scène ?

Le musicien et compositeur Nacho Bilbao cohabite sur scène avec les acteurs. Il est entouré d’un piano et de consoles de mixage à partir desquelles il crée, envoie des séquences musicales et des effets sonores. Sa contribution est très importante, d’autant plus que le spectacle met en scène des personnes dont le rapport au monde passe essentiellement par l’ouïe.

Pouvez-vous revenir sur l’audiodescription à destination des actrices et des acteurs, produite en direct par l’ouvreuse avant le début de la représentation ?

Il s’agit de décrire le public. Que font-ils ? Ils éteignent et rangent leur téléphone, ils arrivent, cherchent leur place, s’assoient dans les gradins, discutent, lisent la feuille de salle. Le public est ainsi exposé, mis en relation avec les interprètes. Notre but est de créer une grande proximité, une interaction, qui déplace le texte d’origine. Nous voulons faire en sorte que le public imagine ce que peut être la vie des personnes non voyantes ou malvoyantes : tout cela à travers des gestes théâtraux et, plus globalement, à travers l’acte théâtral lui-même.

Au-delà de cette proximité, l’interaction avec le public naît aussi de l’expérience que vous lui proposez, travaillant la question de la mémoire…

Il s’agit de l’un de ces petits gestes théâtraux dont nous parlions. Moins de 2 % des personnes non voyantes le sont de naissance. La majorité d’entre elles font appel à leur mémoire et à leur imagination pour « voir »… Partant de ce constat, nous proposons au public de vivre une expérience particulière. Avant que la représentation ne débute, il peut voir sur scène une scénographie et des décors typiques de l’œuvre d’Anton Tchekhov : une table, une lampe style XIXe, un bureau, un tapis, etc. Quand la pièce commence, tout disparaît pour ne plus jamais revenir. À la fin, nous soumettons les spectatrices et spectateurs à un exercice : grâce à une audiodescription de ce fameux décor disparu, nous leur demandons de se remémorer, de reconstituer par la pensée et par l’imagination ce décor d’origine. Le public et les interprètes se retrouvent ainsi dans la même situation, dans les mêmes conditions, où ils doivent faire appel à leur mémoire pour reconstruire le décor de l’œuvre. Cette expérience nous invite à nous poser cette ultime question : sommes-nous capables de nous souvenir et de reconstruire par la mémoire, voire l’imagination, ce que nous voyions il y a quelques minutes encore ?

Entretien réalisé par Vanessa Asse en février 2024