EROS ET THANATOS
Mais si nos théâtres ne parlaient plus que de nos désirs et de nos terreurs, en seraient-ils moins politiques ? Non, ils le seraient plus que jamais. Et si nos théâtres s'adressaient non pas au citoyen mais au mortel, perdraient-ils toute valeur éthique ? Non, ils seraient plus éthiques encore. Et si nos théâtres présentaient et représentaient non plus nos inquiétudes sociales mais nos amours et nos deuils, seraient-ils moins nécessaires au vivre ensemble ? Non, ils le seraient davantage.
Tout bon théâtre est politique, mais il ne suffit pas au théâtre d'être politique pour être légitime. Le théâtre est plus qu'un média, il est un humanisme. A-t-il moins de valeur aujourd'hui, alors que la diffusion des images est à la portée de tous et que la publication individuelle rivalise avec toutes les autres formes de récit collectif ? Non, il n'en a que plus d'aura parce que sa façon de représenter de l'humain ne ressemble à aucune autre, elle produit de l'humain ; le théâtre est une machine anthropogène.
Mais savons-nous encore ce que c'est que l'humain ? La définition de cet étrange animal, fait d'espoir et de mélancolie, ne nous échappe-t-elle pas aujourd'hui ? Nous ne mourons pas comme au temps de Molière et nous ne désirons pas comme au temps de Shakespeare. Même si leurs oeuvres nous parlent encore, notre corps, notre perception du temps, notre connaissance des sciences humaines, nos parures et nos parades amoureuses, tout a changé plus vite que le répertoire théâtral ; la post-humanité se profile, la mort n'est plus un point limite de l'aventure humaine et le corps du siècle est appareillé de telles façons qu'il vit déjà dans l'ubiquité et la télépathie permanente.
Éros et Thanatos, le désir et la mort que Freud a érigés en créance ultime, sont l'alpha et l'oméga de toutes les histoires humaines. Ces deux dieux magnifiques, ces deux paramètres irrévocables de notre inconscient ont aujourd'hui une foule de serviteurs technologiques. Comment comprendre leurs nouveaux visages ? Comment conjurer la violence qui est inhérente à leur sacre ? Le théâtre n'est pas le lieu qui les oppose mais celui qui les réunit, qui les fait danser dans la forêt de l'inconscient collectif.
Sitôt qu'un être entre en scène, il les convoque, il nous fait dialoguer avec notre désir et notre mort, non pas comme une violence sans réponse mais comme la célébration de notre énergie spirituelle. Nous mourons, nous désirons, et l'un par l'autre, le théâtre dansé, dit ou chanté, rend à notre énigme son enthousiasme originel. Et c'est de là que peut se repenser un politique qui ne soit pas l'organisation laborieuse des intérêts mais les conditions mêmes de l'accès au sens.
La culture ne serait qu'un catéchisme formel ou une valeur spéculative si elle ne demandait pas aux artistes de nous rappeler les deux vérités qui bornent notre existence : « Connais ton désir et souviens-toi que tu vas mourir. » Certains y verront de la philosophie, mais pour les arts de la scène, c'est bien plus que de la philosophie. C'est une forme de pensée, plus lumineuse, plus généreuse, plus dangereuse. C'est surtout une bonne parole que nous nous donnons les uns aux autres, que la jeunesse nous enseigne et que nous lui enseignons et qui est rendue supportable par la puissance de l'art.
Les arts de la scène ont ceci de différent d'avec les autres arts qu'ils ne peuvent pas exister sans présence. Ils ne sont que dans l'attente du public, et ils sont déchirés par son impatience. Cette transmission, ces miroirs infinis, cette commune présence est à la fois leur condition et leur but ultime. Nous réunir enfin, par-delà nos découragements et par-delà nos différences, pour célébrer les énigmes, pour leur demander l'inépuisable feu de la conscience.
Et nous allons encore, pour prouver la force de notre communauté d'esprit, pour prouver sa diversité et sa soif, marcher vers des oeuvres qui nous changeront. Nous dirons, à la sortie de ces émerveillements, que nous voulons changer notre vie. Que nous la voulons plus passionnée et plus éveillée, que nous ne voulons plus perdre de temps en inutiles marchandages mais faire grandir en nous notre capacité d'éblouissement. Et pas seulement pour nous, mais pour pouvoir en contaminer la tristesse des jours et les fatalités matérielles. Pas seulement pour nous, mais pour la donner à ceux qui viennent.
Ce trésor immatériel ne nous appartient que pour que nous puissions le mettre à la disposition des générations futures et de celui ou celle qui, pour la première fois, vient à Avignon sans savoir vraiment pourquoi, vivre quelques jours de fièvres, au coeur du gai savoir, dans le tohu-bohu du Festival. Et c'est cela, alors, que nous pourrions appeler... le politique.
Olivier Py