Edito
65e édition
du 6 au 26 juillet 2011
En préparant cette édition, nous sommes revenus à la lettre adressée à la vieille Europe, que nous avions commandée à Jacques Derrida pour ouvrir, en juillet 2004, le cycle du Théâtre des idées. Cette lettre interpellait une Europe qu'il tutoyait alors : « Je vois en toi la "vieille neuve Europe", une Europe qui garde sa mémoire, la bonne et la mauvaise, la lumineuse et la sombre. La lumineuse, c'est au fond l'idée de la philosophie et de la démocratie [...], les Lumières et même ce qu'on appelle, de manière assez douteuse, la "sécularisation". Qu'elle garde aussi sa mémoire nocturne, la mémoire de tous les crimes qu'elle a commis dans l'Histoire et qui ont été commis en son nom, toutes ces formes d'hégémonie, de colonialisme et, au cours de ce siècle, toutes les monstruosités du totalitarisme européen : fascisme, nazisme, stalinisme. Mon espérance, c'est qu'à partir de tes deux mémoires, et notamment de la prise de conscience et du repentir qui ont suivi ce que j'appelle ta "mémoire nocturne", toi, ma nouvelle "vieille Europe", t'engages dans un chemin que tu es la seule à pouvoir frayer aujourd'hui. [...] Ce changement de cap suppose une "nouvelle culture politique européenne". [...] Je crois qu'un désir est nécessaire pour engager le coeur, le corps, l'existence et l'affect même des citoyens de cette nouvelle Europe. Il faut que naisse un sentiment d'appartenance et qu'un certain affect européen vienne soutenir cette nouvelle politique altermondialiste. Car [...] je souhaite voir advenir une Europe résolument altermondialiste, qui engagerait toutes ses forces pour être elle-même exemplaire du point du vue social et culturel... »
Ces mots sont d'actualité et nous rappellent combien il faut garder foi dans le fait que le pire n'est pas toujours certain et que, malgré les replis identitaires qui montent en Europe, les artistes, les chercheurs, les penseurs sont porteurs d'une espérance en notre capacité de modifier profondément les données de notre société. Les révolutions arabes nous ont démontré à quel point l'aspiration à la liberté des peuples est grande.
Au coeur de l'évolution du monde se trouve aujourd'hui la démocratie, née en même temps que le théâtre. Cette question habite depuis l'origine le Festival d'Avignon, né en 1947 quand la France élaborait un nouveau modèle de société pensé par le Conseil national de la Résistance, en instituant notamment un service public des arts et de la culture. Un service public que chacun peut s'approprier et qui appartient donc à tous. Un lieu de discussion touchant à la construction individuelle, à son émancipation, où la contradiction existe, avec des règles partageables qui permettent son existence. Un lieu pour apprendre à parler, à s'écouter, à douter, à rêver, à penser, pour être libre et ensemble. C'est l'enjeu d'une modernité qui puise ses forces dans la mémoire et que, modestement, à travers les créations artistiques que nous proposons, nous réinventons chaque année. C'est ce dessein qui nous anime et que nous poursuivrons au cours des trois prochaines éditions et aussi dans la construction pour le Festival d'Avignon d'un lieu de répétitions et de résidence à Monclar. Cette nouvelle étape dans l'histoire du Festival, qui le dotera d'un outil de travail indispensable pour affronter l'avenir et rester un lieu d'aventure artistique, sera également celle de repenser le rôle symbolique et solidaire de l'art. En effet, avec cette salle qui ouvrira en 2013, nous deviendrons les habitants d'un quartier d'Avignon de grande mixité sociale et culturelle et nous trouverons notre manière de participer à sa vie. Avec ce projet, jamais peut-être les deux principes fondateurs du Festival d'Avignon - création et adresse à un large public -, posés dès son origine par Jean Vilar, ne se rencontreront avec autant d'acuité.
Cette 65e édition s'est imaginée en dialogue avec Boris Charmatz. Il est d'abord danseur. Il l'est quand il interprète ou improvise et quand il chorégraphie, déplaçant les codes et les cadres habituels de la danse pour trouver des états de corps intenses et inattendus, une écriture concrète et poétique. Il l'est aussi dans son engagement d'artiste : se mettre en mouvement pour interroger autrement le processus de création, la place de l'artiste et celle du spectateur, les lieux de représentation et ceux de transmission.
Dans ce Festival, résonneront une nouvelle fois les grandes questions existentielles, celles qui hantent les figures tragiques du théâtre, celles qui traversent les destins historiques devenus par le travail des auteurs, metteurs en scène et acteurs des personnages sur nos plateaux, celles qui s'expriment tant dans les mots des auteurs que dans le langage des corps chorégraphiés. Il sera plus particulièrement question du mouvement, de la transgression du désir, de la transmission, de l'expérience de l'enfance avec laquelle notre société entretient des rapports contradictoires, de notre rapport à l'oubli et au déni.
Se tenir debout pour traverser les bonheurs et les catastrophes, grandir, se mettre en mouvement, entrer en résistance face aux tentations réactionnaires ou démagogiques, de façon intime ou dans une dynamique collective, ce sera, nous le souhaitons, l'énergie de cette édition.
Hortense Archambault et Vincent Baudriller
directeurs
Avignon, le 19 avril 2011