« Si mes gènes, si mes chromosomes pouvaient parler, écrivait Edgar Morin dans son Discours de Barcelone lorsque lui fut remis le prix international Catalunya en 1994, ils vous raconteraient une odyssée méditerranéenne qui partirait à peu près comme celle d'Ulysse, mais plus au sud, de la Méditerranée asiatique, ce Moyen-Orient d'aujourd'hui ; ils vous raconteraient leurs voyages dans l'empire romain, leur arrivée dans la péninsule ibérique et en Provence, ils vous diraient plus d'un millénaire d'enracinement et près de sept cents années dans une Espagne plurielle aux divers royaumes et aux trois religions, jusqu'à pour certains 1492, et pour d'autres le XVIIe siècle ; mes gènes, mes chromosomes vous diraient comment ces ancêtres auront connu pendant deux siècles le baptême de l'Église catholique ; puis ils vous narreraient leur séjour rejudaïsé dans le grand duché de Toscane à Livourne jusqu'à la fin du XVIIIe siècle, où, poussés par les grands courants de l'expansion économique de l'Occident, ils avaient gagné, dans l'Empire ottoman, la grande cité de Salonique, peuplée en grande majorité de Séfarades qui parlaient le vieil espagnol antérieur à la jota ; puis ils vous diraient le retour vers l'Occident au début du siècle, et enfin l'enracinement en France. Mes gènes vous diraient que toutes ces identités méditerranéennes successives se sont unies, symbiotisées en moi, et au cours de ce périple bimillénaire, la Méditerranée est devenue une patrie très profonde ». Matrice des cultures d'ouverture, mer de communication des idées et des confluences des savoirs, centre de gravité et de tension de notre modernité, la Méditerranée est une singulière terre de pensées croisées. À l'heure de la mise en place de l'Union pour la Méditerranée, le sociologue Edgar Morin interroge les points de rencontres intellectuelles entre Orient et Occident, à l'intérieur de ce carrefour vivant des civilisations.