La Sixième Cour

Chantier de la 6e Cour © Christophe Raynaud de Lage / Festival d'Avignon

C’est avec le groupement Guillet, composé de Guillet SA, Master industrie, RT Events, Maffre Architectural Worshop, Kanju, artéOh, Amadeus que nous travaillons depuis plus d’un an. La conception de ces nouveaux équipements scéniques permettra entre autre l’amélioration de la circulation des spectateurs et les accès PMR, la conformité pérenne aux normes de sécurité. La jauge et la profondeur du plateau ne seront pas impactés par ce changement.

Ce nouveau gradin est donc une fierté, que nous partageons avec l'État et la Région Provence Alpes-Côte-d’Azur qui ont très vite répondu présents et il fera entrer le Festival dans une nouvelle ère, particulièrement attendue après l’annulation de 2020. C’est Tiago Rodrigues et sa Cerisaie qui l’inaugureront, avec une pièce hautement emblématique du passage d’une époque à une autre.

 

Portraits des bâtisseurs

Pendant trois ans, experts spécialistes des structures culturelles et artisans-industriels issus de différents corps de métiers ont travaillé au nouveau dispositif scénique de la Cour d’honneur du Palais des papes. La sixième depuis la création du Festival d’Avignon. Tous ont relevé un défi monumental impliquant des missions sécuritaires, techniques, architecturales, patrimoniales et esthétiques. Leur objectif ? Offrir un nouvel écrin pérenne aux spectacles et aux spectateurs dans le respect des normes de flux et de sécurité. Retour sur un chantier hors du commun.

Véritable mémoire du lieu, le directeur technique du Festival revient sur une commande exceptionnelle.

Face à l’usure naturelle d’un équipement datant de 2002, Philippe Varoutsikos a été chargé d’élaborer le cahier des charges du nouveau dispositif scénique de la Cour d'honneur. Une tâche complexe qui a dû tenir compte de nouvelles conditions de circulation, de capacité d’accueil, mais aussi du vent, de la pluie ou de l’amplitude thermique… « Mon travail, c’est d’abord la sécurité du public, des techniciens, des agents d’accueil et des artistes », explique celui qui connaît par cœur les contraintes imposées par le fonctionnement de ce lieu remarquable. L’équipement passe par la Porte des Champeaux dont la largeur n’excède pas celle d’un camion : « Un trou de souris ! Avec une entrée plus étroite, Jean Vilar n’aurait jamais pu créer le Festival ! » et de préciser : « la configuration de la Cour est telle – espace quasiment clos, sol taillé à même la roche – qu’il faut plusieurs mois pour implanter le dispositif ». Gain de temps, de poids, de sécurité, de confort : pour ce professionnel aguerri, les qualités industrielles du dispositif répondent parfaitement aux impératifs techniques du lieu avec ce petit plus technologique que demande aujourd'hui tout metteur en scène à qui la Cour est proposée. Une chose cependant ne changera pas pour l’équipe chargée de monter cette immense structure : « Lors de l’installation, tout se joue à dix centimètres près ! »

Seul autorisé à intervenir sur des monuments classés, l’architecte du Patrimoine a créé une gamme chromatique inédite.

Transformer la cour de la plus grande construction gothique du Moyen Âge en théâtre à ciel ouvert nécessite l’aval d’un architecte du Patrimoine. Le respect du fonds archéologique n’est pas sa seule préoccupation. Entre tradition et modernité, il doit également ne pas trahir l’esthétique du bâti. Une partie de l’art de Philippe Maffre a donc été « de tenir compte de la lumière naturelle du lieu au moment de repenser la couleur des sols et du nouveau gradin. » Et surtout de redonner à voir les murs de la Cour en diminuant l’emprise de la structure sur les côtés et en adoucissant les couleurs. Les nouveaux sièges bénéficient désormais d’une coque pliable en contreplaqué traité et tropicalisé pour lutter contre les effets de la pluie et du soleil. Afin de rendre l’ensemble visuellement plus délicat, notamment pour les nombreux visiteurs du musée en journée, il a utilisé « le dégradé naturel de cinq essences de bois : noyer de bourgogne, chêne du Kansas, merisier, chêne naturel et chêne vicenza légèrement blanchi ». Une gamme chromatique sur mesure pour le gradin comme pour les assises car « aucun spectateur n’aura la même couleur de siège que son voisin ! »

Afin de réaliser le dispositif de la Cour d’honneur, le scénographe d’équipement a répondu aux attentes des artistes, des techniciens et du public.

Celui qui, avec l’architecte du Patrimoine, a conçu dès l’origine les bases du rapport scène-salle, les caractéristiques du plateau et le nouveau gradin n’est pas un inconnu du Festival d’Avignon. « Longtemps scénographe pour des artistes de renom, j’ai eu la chance de travailler dans la Cour à plusieurs époques de ma vie et de pouvoir bien observer l’ancien équipement… » Fort de cette expérience, il a répondu aux demandes globales du cahier des charges en prenant en compte les besoins d’une équipe pluridisciplinaire de spécialistes : « une véritable aventure humaine. » Sa méthode a permis l’optimisation du travail imposé par ce chantier monumental et ses coûts. « Créer une jauge de presque deux mille places, en proposant de meilleures normes d’accessibilité aux personnes à mobilité réduite, une nouvelle circulation et une signalétique repensée était un projet tout sauf routinier », explique celui qui a veillé à « concentrer l’attention du public sur la scène » en évitant une déperdition sur les franges, en améliorant la courbe de visibilité et en fluidifiant la circulation sous le nouveau gradin « jusqu’alors, c’est vrai, un rien effrayante… »

De la Tour Eiffel au Palais des papes, cet artisan-industriel transforme le métal en structure.

Constructeur des structures scéniques, mandataire de la maîtrise d’œuvre de ce chantier exceptionnel, Fabien Guillet a donné un surnom au nouvel équipement de la Cour : « la mégastructure ». « Une somme de calculs inouïe pour une réalisation majeure de deux cents tonnes ! » Pour ce responsable d’une entreprise familiale qui a réuni autour de lui une équipe pluridisciplinaire afin de répondre au cahier des charges, « l’homme est au cœur des constructions ». Pour mettre en œuvre la conception scénographique, il a dû trouver des solutions techniques « qui ne figurent sur aucun catalogue ». Après avoir acquis du métal sous forme de tube, tôle ou cornière, ses ouvriers l’ont transformé en pièces grâce à du sciage mécanique, des découpes laser ou jet d’eau, avant de scrupuleusement les identifier. « Nous avons dû faire travailler notre matière grise pour obtenir le résultat souhaité, en considérant comme finalité le bien-être du spectateur », précise-t-il. Le scan 3D de la Cour d’honneur a été intégré dans leurs outils de dessin afin de donner corps à une véritable et majestueuse forêt de tubes, simple, facile à monter, répondant à de nombreuses contraintes sécuritaires et devant faire face au comportement du public.

Rabat, Singapour, Montréal : l’entreprise est internationalement connue pour l’excellence de son savoir-faire.

Fondée en 1974 et installée en Vendée, l’entreprise Master Industrie – qui a fabriqué les 31 modules composant le gradin de la Cour d’honneur – a multiplié les prouesses pour répondre aux besoins du Festival : optimisation de la courbe de visibilité, montage et stockage facilités ou encore gain de poids pour ne pas abîmer le bâti. Utilisés en intérieur jusqu’à présent, ils ont été conçus pour un usage externe et repensés pour s’harmoniser parfaitement avec les pierres du Palais des papes : « Les structures ont été thermo-laquées et traitées contre la corrosion avant de recevoir la couleur – un gris chaud tirant vers le marron – d’une peinture texturée donnant une légère granulation à l’ensemble », explique le directeur. Les sièges, eux, sont dotés d’un système de relevage de l’assise et d’amorti par ressort à gaz qui garantit un confort optimal. Un véritable atout : « Plus les spectateurs sont satisfaits, plus ils vivent de belles expériences. » Ils sont également entièrement repensés pour affronter les intempéries avec « un niveau de finition unique au monde ».

L’ingénieur-scénographe, concepteur du nouveau dispositif scénique, revient sur la structure monumentale de l’ouvrage.

Les nouvelles installations de la Cour d’honneur ont demandé à Benoît Probst de modéliser, développer et dimensionner un nouveau dispositif à partir des données du scénographe et des directives de l’architecte du Patrimoine. Un véritable défi pour cet ingénieur Arts et Métiers, spécialisé dans le spectacle vivant, qui a eu pour mission de synthétiser l’ensemble des contraintes et d’imaginer une super-structure devant se dresser face au mur nord de la Cour, sans jamais y être fixée. Soit une scène monumentale de 500 m², totalement repensée pour offrir les fonctionnalités d’un plateau classique, trois étages structurels accueillant 31 modules de tribunes télescopiques comprenant 1947 sièges et un nouvel ensemble de circulations. Un ouvrage démontable, unique au monde, qui a nécessité la conception de pièces et de principes d’assemblage « totalement sur-mesure ». Un casse-tête qu’il a pu résoudre en scannant l’espace en trois dimensions afin d’obtenir un modèle numérique de la Cour d’honneur au millimètre près : « le moindre changement crée un effet domino, remettant en question les hauteurs de gradins, la vue sur le plateau, l’écartement des travées… » Un travail rigoureux à la hauteur de ce lieu de légende classé au patrimoine mondial de l'Unesco.

À hauteur d'enfance

Gradins qui se montent, photographies de spectacle, trompettes au lointain et la machine à souvenir est enclenchée. « A hauteur d’enfance », ce sont des récits d’enfants, petits, moyens et grands qui racontent leur première Cour. Ils ont été spectateurs, participants à des projets voire même figurants d’un spectacle. Un parfum d’été marqué par l’émerveillement, la découverte, la surprise. Des souvenirs et des rituels pour toujours.

16 ans aujourd'hui !

Agathe se souvient bien de sa participation au spectacle Les Damnés, elle avait 11 ans, l’été de sa rentrée en sixième. « Ce qui m’a donné le plus de sensations, c’est de voir les autres acteurs sur scène. Je me souviens de ça. Les acteurs qui n’avaient pas encore joué étaient sur le côté de la scène et une fois qu’ils avaient fini leurs passages, ils sortaient. J’ai pu voir tout le début de la pièce avant ma scène, et mieux comprendre mon rôle. Une fois que j’étais sur scène, je ne voyais que les deux premiers rangs de spectateurs, le reste était tout noir. Je suis étonnée à chaque fois quand on me rappelle le nombre de places, pour moi il y avait 50 personnes, je comprends que j’étais petite à ce moment-là. » Lorsqu’on lui demande si elle avait la sensation d’être à l’extérieur, elle répond « C’est ça qui était agréable. On sentait que c’était ouvert. Il y avait même des oiseaux, des hirondelles qui passaient sur le plateau. Il faisait un peu froid. Et puis pour le son, ça donnait un truc différent ! C’était beau.

J’avais l’impression que le son partait dans le ciel, et qu’on nous entendait à des kilomètres. »

Elle ajoute : « Ce qui m’a surpris, c’est lorsque je suis allée sous la scène. Dans la pièce je meurs, on me met dans un cercueil et le cercueil descend sous la scène, comme dans un ascenseur. Et là, en dessous, il y a pleins de gens qui sont prêts, qui travaillent, qui installent des choses. En tant que spectateur, on s’imagine que c’est calme, qu’il n’y a que les acteurs sur scène et puis le silence, mais en fait non ! Des techniciens m’ont aidé à sortir du cercueil, un acteur courait pour aller prendre une douche car il était couvert de miel et devait vite retourner sur la scène. Le spectacle continue et les spectateurs ne se soucient plus de nous, je m’imaginais que le public pensait que je restais dans le cercueil, et moi je discutais dans les loges avec les acteurs ! J’étais contente de ce que je venais de faire. »

13 ans aujourd'hui !

Pour Nathan, la découverte du spectacle Architecture à la Cour d’honneur dans le cadre du projet J’y suis, j’en suis organisé par le Festival d’Avignon et les Centre de jeunes et de séjours du Festival d'Avignon a été un vrai choc, à l’époque. Il avait 13 ans. « J’en rêvais, c’est LA Cour d’honneur. Je me souviens, on était là à attendre dehors avec la bande d’amis. Dans ma tête, j’étais tout excité et je trouvais l’attente longue ! Lorsqu’on arrive, je trouve ça immense, je ne m’attendais pas à ce que ce soit si grand. Le bâtiment est haut, le décor est déjà là, il y a plein de gens, tout est immense et toi tu te sens petit. » Le spectacle commence, les trompettes sonnent, Nathan est stupéfait : « J’étais habitué à aller au théâtre avec ma classe, mais là c’était différent. Même si je me sentais un peu jeune pour comprendre tout le texte, c’était pas grave, je profitais des acteurs, des décors, de l’ambiance, des gens dans le public. » « Je me suis dis que j’étais petit et important à la fois. En tant que spectateur, je joue un rôle important, mon rôle c’était d’écouter, d’investir le monde que créent les comédiens, leur montrer qu’ils ne l’ont pas créé pour rien, de l’habiter avec mon imagination, ne pas les laisser seuls. »

Et il ajoute : « À la fin du spectacle, il fallait partir, il était 2 heures du mat’, mon grand-père m’attendait, il était venu me chercher. Moi je voulais juste rester tranquille dans la Cour, me poser sur un fauteuil et tout regarder, et puis discuter avec les autres gens qui avaient vu le même spectacle, j’avais l’impression que je les connaissais, qu’on était de la même famille. Alors je suis rentré chez moi et j’ai écrit tout ça dans mon cahier de théâtre : les décors, les accessoires, ce que j’ai ressenti, j’ai même mis les autographes de Denis Podalydès et de Pascal Rambert en première page. De temps en temps je relis mon cahier de théâtre, et je relis ce moment, c’est un bout de souvenir qui est génial. »

Monter sur scène, Ilyan a l’habitude. En 2018, lorsque le spectacle Thyeste est présenté, Ilyan, 9 ans, a déjà foulé plusieurs scènes pour chanter au sein de la Maîtrise. Lorsqu’il entre dans la Cour d’honneur, il ne la reconnaît pas : « Avec le gradin, la Cour était pleine à ras bord, on se sentait tout petit ! ». Les répétitions avancent, et puis vient le soir de la première : « Je me rappelle que je n’étais pas trop stressé, je crois que c’est surtout parce que je n’étais pas tout seul. Si j’avais dû chanter un solo sur scène, ça n’aurait pas été pareil ! Là on était en groupe, j’étais même installé à côté de mes amis, je me sentais bien. » Pour gérer le trac, rien de mieux que quelques gages entre copains. « En coulisses, on ne faisait que faire des actions ou vérité pour ne pas penser au spectacle ! Ou alors on regardait des vidéos sur Youtube. Moi, j’allais quand même très souvent vérifier l’écran de retour vidéo en coulisse, ma plus grande peur c’était de louper le top pour notre entrée sur scène. En costumes, on a commencé à avoir peur. » Une fois sur scène, Ilyan se met à chanter : « Je m’obligeais à ne regarder que le mur d’en face et les projecteurs. Je n’osais pas regarder les gens. J’avais peur de reconnaître mes parents et d’exploser de rire ! À un moment, des étourneaux sont passés, pendant qu’on chantait au dieu du Soleil, ça m’a surpris. Je me souviens qu’il y avait une belle acoustique mais j’avais l’impression que ma voix partait au-dessus des murs, qu’on ne m’entendait pas. » Le Palais des papes, c’est un « vieux lieu », raconte-t-il. « Je me disais que là où on était, il y avait eu des papes, il y avait une histoire à l’intérieur. Je me suis senti au milieu de cette histoire. Lorsque nous avons terminé le morceau, j’étais fier! On avait eu un rôle dans cette histoire ! ».

Lorsqu’on lui demande son souvenir le plus marquant, Ilyan sort d’un tiroir une carte : « Mon rêve quand j’étais petit c’était d’entrer dans un endroit avec une carte, comme un VIP. Le soir de la première, l’équipe est allée manger dans un grand jardin, il y avait de la nourriture et tous mes amis, j’avais l’impression d’être une star ! Depuis, j’ai gardé la carte. »

Margot n’était jamais entrée dans la Cour d’honneur avant ses 9 ans, à l’occasion des répétitions pour le spectacle Les Damnés dans lequel elle joue. Le soir de la première, Margot est coiffée, habillée, et patiente dans les loges avec les deux autres petites filles qui jouent dans le spectacle : « Je me souviens, il y avait pleins de cadeaux sur la table : des fleurs, des cartes, des chocolats, on avait même des coloriages et des feutres pour attendre. » Pour attendre le début du spectacle, et ce fameux son que Margot n’oubliera jamais : « C’était un grand bip sonore, dès qu’il retentissait, nous devions être à un endroit précis du plateau. Moi j’étais tout devant, et là je me disais « faut pas que tu te loupes, tout le monde te voit, et il y a vraiment beaucoup de monde ». »

Comme toute actrice, le stress de Margot s’évanouit dès son entrée sur scène et elle profite de ce moment. « Lorsque c’est fini, je salue et je me sens fière, je suis contente d’avoir participé à cela, et puis tout le monde est en train de t’applaudir, ça fait un peu bizarre. Je rejoins les coulisses avec l’autre fille. Un soir, il y avait tellement de vent que nous nous gelions en robe ! Des adultes nous attendaient dans les coulisses avec pleins de couvertures pour nous enrouler dedans dès que nous avions terminé, c’était drôle et agréable : tout le monde s’occupait de nous. Je sentais aussi que les adultes étaient gentils entre eux, ça n’était pas simplement parce que nous étions des enfants. »

Lorsqu’on questionne Margot sur ses sensations, elle nous parle du son strident du spectacle, du plateau orange fluo…et de sushis ! « Moi j’adorais les sushis ! Je n’en mangeais jamais. Et là, je me souviens que les acteurs commandaient des sushis, tout le temps ! Dans ma tête, c’était vraiment la fête ! » Pas d’enfant sans bêtise : Margot se souvient d’une trace de marqueur indélébile sur sa robe, et des produits magiques des costumières pour l’enlever. « La Cour d’honneur, pour moi c’était immense, je me souviens des coulisses, des loges, des couloirs autour du plateau, de la place des spectateurs – ils étaient nombreux ! –. Il y avait même un dortoir pour que les acteurs puissent faire des siestes, parce que le spectacle était très long. Un jour, je voulais moi aussi faire une sieste, mais je n’ai pas osé aller dans le dortoir, je ne savais pas si j’avais le droit. Alors je me suis endormie par terre, avec ma veste comme coussin, toute maquillée, prête à aller jouer. Cinq minutes avant la représentation, tout le monde me cherchait partout ! Ca, c’est un souvenir qui me restera. »

Marcia est une habituée du Palais des papes, sa mère y travaille, elle l’a visité de nombreuses fois. Pourtant, lorsqu’elle découvre le gradin installé à l’occasion du Festival, elle ne reconnait pas le lieu « c’était plus grand, comme si tout était beaucoup plus important ». Marcia a alors 8 ans, et ses parents lui proposent de les accompagner voir Le Roi Lear d’Olivier Py. Pour toute sortie importante, tenue importante : Marcia porte ce soir-là une robe jaune. Assise au premier rang, elle découvre ce spectacle « pour les grands » : « J’étais allée voir plusieurs spectacles pour enfants, mais là, je voyais bien qu’on s’adressait aux adultes, on ne prenait pas de pincettes. Certains acteurs parfois étaient tout nus ! Il y avait de la violence, du faux sang. Je ne comprenais pas tout, mais je regardais tout. Et puis il y avait le ciel, les étoiles, le vent qui passe, j’aimais bien. »
Vient le moment des saluts. « Les acteurs saluent une première fois, puis repartent. Ils reviennent, Olivier Py est là. Et puis il me voit, il me regarde et il me tend la main. Il veut me faire monter sur le plateau pour saluer ! La première chose que je me dis c’est : mais je ne le connais pas ! et puis ma mère me pousse à monter, elle prend des photos et elle a un grand sourire. Tout à coup je suis sur le plateau, Olivier Py me tient la main et je salue avec lui. Comme c’est étrange de voir tous ces visages, je sens que tout le monde ne comprend pas vraiment ce que je fais là, à saluer pour un spectacle dans lequel je n’ai même pas joué ! Je crois que le plus étrange, c’est que je me retrouvais soudain à la place des acteurs, alors que je les avais vus jouer pendant tout le spectacle, c’est là aussi où je me suis rendue que tout ça, c’était pour de faux, la violence s’arrêtait au moment des saluts. » Plus tard, Marcia apprend même que Jean-Paul Gauthier était dans la salle ce soir-là, et ce souvenir prend une nouvelle saveur : « une star m’a vue ! ».

Amélie est la plus grande des enfants interviewées. Le Festival, c’est avant tout une histoire de famille pour cette avignonnaise, un lieu de rendez-vous, de retrouvailles. « J’ai 42 ans, mais ma première Cour, c’était il y a 43 ans ! Ma mère, enceinte de moi, est allée voir En attendant Godot. Mais la première fois que je suis vraiment allée voir un spectacle, c’était en 1993, j’avais alors 14 ans, et c’était Dom Juan de Lassalle ». Le regard d’Amélie plonge dans ses pensées : « Il me reste une image. Je savais que nous nous rencontrions aujourd’hui alors je n’ai pas voulu aller chercher, je voulais garder cette image telle quelle. C’est l’image de la fenêtre des indulgences, il y avait une statue, ou une figure, un homme avec un chapeau ? Je ne sais plus. Mais je me souviens qu’il s’y passe quelque chose et que je réalise tout à coup que le décor est acteur, que la Cour est en train de me raconter une histoire, qu’elle se suffit à elle-même pour faire du théâtre. » Comme tous les Avignonnais, elle assiste au montage de la Cour d’honneur pour le Festival et raconte « Le gradin disproportionne la Cour. Lorsqu’on s’assoit, on se retrouve face à cet immense mur et à tout ce qu’il contient, l’histoire d’Avignon. Ce mur garde la mémoire de tous les spectacles qui ont joué dans la Cour, et puis la mémoire des Papes. Quand on visite la Cour d’honneur à l’année, on ne se rend pas compte, on ne voit même pas le mur. Lorsque le gradin est installé, le mur demande à ce que l’on regarde. » Au détour d’un portrait chinois de la Cour, Amélie raconte le goût de cette première expérience : « Sucré ! Ce premier spectacle, c’était le goût du désir, de l’excitation d’être dans le monde des grands, et puis Dom Juan, c’est tout un monde, je me suis sentie intronisée. »

La Cour des souvenirs

La Cour d’honneur du Palais des papes est l’emblème du Festival d’Avignon. Cette « héroïne de la mythologie », comme disait Guy-Claude François qui l’a aménagée deux fois, offre des émotions collectives et individuelles, celles des artistes et des spectateurs, comme peu d’autres lieux théâtraux. Elle est un trésor, mais également un piège, une « naufrageuse de spectacles », espace à la fois entre quatre murs et ciel étoilé, habité par les fantômes de l’histoire de la ville et par tant de figures du Festival. La Cour, forme scénique et accueil public, a été plusieurs fois transformée, de 1947 et ses origines vilariennes au nouveau dispositif de 2021, reflet des évolutions des formes théâtrales, de la scénographie et de la technologie du spectacle vivant. Retour sur une histoire riche en émotions fortes.

Quel est votre rapport personnel à la Cour d’honneur ?

Béatrice Picon-Vallin : La Cour est un espace d’émotions théâtrales puissantes, un lieu de partage, où j’ai aimé être avec d’autres, des amis, des proches. Alors que je vais souvent seule au théâtre, professionnellement, je n’imagine pas être seule à la Cour. C’est un monde entier. Je me souviens également de mistral ahurissant : dans les gradins qui tremblaient, nous tremblions aussi et pour nous et pour Auteuil-Scapin qui affrontait sur scène les éléments. J’ai aussi quelques mauvais souvenirs de la Cour : c’est un lieu qui ne pardonne rien. Comme si elle se défendait et se vengeait d’un certain manque de respect.

Romain Fohr : J’ai eu l’impression d’être accueilli personnellement par les trompettes de Maurice Jarre qui sonnaient l’ouverture. C’était en 1993, avec le Dom Juan monté par Jacques Lassalle. J’ai tout ressenti : le froid, le vent, les cris d’oiseaux, la fatigue, l’éloignement, l’inconfort de ma banquette. J’étais trop haut, alors je suis descendu en cachette pour être plus près de Jeanne Balibar que je découvrais. Il y avait les décors de Rudy Sabounghi, ce triangle d’eau et de feu à l’avant-scène qui répondait au praticable incliné, lui aussi en forme de triangle, et les arbres noirs se détachant sur le mur blanc du Palais.

La Cour est un lieu difficile. Peut-on parler d’une Cour naufrageuse ?

R. F. : Jean Vilar lui-même la redoutait, l’a même rejetée : « Techniquement, et par le sol, c’est un mauvais lieu théâtral… », disait-il. Ou encore : « Un lieu trop vaste et informe. » Le sol, non pavé, est inégal ; il y a un puits profond de 29 mètres, 1 800 m² à investir ! On n’a jamais voulu refaire le sol, ni combler le trou. Comme s’il fallait laisser le théâtre, et les scénographes qui s’y sont succédés, dans la contrainte. Mais la contrainte est décisive, elle oblige à réinventer le théâtre. La Cour a produit des spectacles qu’on ne pouvait pas trouver ailleurs.

B. P.-V. : Il faut y prendre des risques : c’est le théâtre, mais au cube. La Cour est hybride. On n’est pas dans un vrai plein air, on reste entre quatre murs, mais il y a les étoiles. C’est un immense puits donnant sur le ciel, un appel à la transcendance. Cela est redoutable : les spectacles y affrontent la muraille mais aussi le sacré. Et puis il y a l’histoire. Celle du Palais, qui suinte des murs : la religion, le pouvoir, la prison, tout est encore là. Et celle du Festival : les spectacles qu’on a vus, ceux qu’on nous a racontés, dont on a vu des images. J’ai en tête une photo de Gérard Philipe dans Le Cid (1951), les cheveux au vent. Elle fait partie de « ma » Cour. Ariane Mnouchkine disait, au début des répétitions des Shakespeare en 1982 : « Il y a ici des fantômes et il ne faut surtout pas qu’ils disparaissent. Ce sont nos filiations. » Les spectacles de la Cour prennent place dans une mémoire du théâtre ; c’est une responsabilité.

Quelles sont pour vous les grandes évolutions de la Cour ?

B. P.-V. : Jean Vilar a été visionnaire, en installant d’abord le théâtre dans la Cour de manière artisanale, simple, avec le public au centre de l’acte théâtral, puis en comprenant et suivant ses évolutions. La manière dont il a su y introduire la musique est pour moi magnifique. La Cour de 1967, en s’offrant à la musique par la danse, est un geste très fort. Il a aussi introduit le cinéma en 1967 avec la projection de La Chinoise ; j’ai toujours trouvé dommage que cette audace n’ait pas été poursuivie.

R. F. : La Cour s’est ensuite « technicisée », prenant l’une des grandes évolutions du théâtre, métamorphosé en créations sonores et visuelles que sont les grandes machineries des spectacles depuis les années 1980.

B. P.-V. : Jean Vilar a imaginé puis transformé cet espace, mais il a toujours voulu conserver à la Cour son artisanat originel. Alors oui, les gens étaient loin, ne voyaient pas bien, n’entendaient pas tout, mais – et cela peut nous étonner aujourd’hui –, ils aimaient cet inconfort, ils y étaient heureux. Mais l’amélioration depuis 1982 des dispositifs sonores a été une conquête essentielle.

Ces évolutions traduisent-elles celles des formes du théâtre ?

R. F. : Cette évolution a suivi la prise de pouvoir du metteur en scène en France et en Europe. Chaque nouvelle Cour tient compte des grandes mutations de la mise en scène. Cela pose des questions urgentes à la Cour. N’est-elle pas, en devenant un lieu hyper technologique, en train de se banaliser ? La Cour a fini par ressembler à une quinzaine de théâtres européens très en pointe…

B. P.-V. : Avec les technologies du son et de l’image le théâtre est capable de tout faire et la Cour doit pouvoir être un lieu de débats, de controverses. Mais on doit penser à son large public, à sa diversité sociale, générationnelle, et à ce fait, souligné par Mnouchkine, que dans une salle, il y aura toujours quelqu’un qui vient au théâtre pour la première fois et un autre pour la dernière fois.

Accueillir tout le monde : c’est d’abord le public qui fait la Cour d’honneur…

B. P.-V. : Il passe dans la Cour des émotions qui ne surviennent que là. J’ai lu dans un journal local la lettre d’un spectateur qui disait : « J’ai ressenti dans la Cour un état d’apesanteur. Je me suis cramponné à mon siège pour ne pas m’envoler… ». La Cour peut « transporter » le public. Elle engendre des légendes. Je n’y ai pas vu Le Soulier de satin (1987) mais, à travers tant de récits, c’est comme si j’y avais été ! Le public de la Cour est très réactif : il interpelle, il part en claquant les fauteuils, et s’il reste en dépit de tout, dans le vent, sous l’orage, c’est qu’il aime par passion. La Cour renforce les sentiments à l’égard de ce qu’on voit, parce qu’on y affronte la démesure de l’endroit. Il existe une chose qui n’arrive, je crois, qu’à Avignon : à la fin des grands spectacles de la Cour, le public laisse un temps de suspension, comme s’il reprenait son souffle, avant le déchaînement des applaudissements. La Cour est au centre du Festival précisément parce que le public est au centre.

R. F. : Cette centralité est importante et la nouvelle Cour de 2021 la renforce. Le Festival était devenu l’espace de l’errance des publics, de lieu en lieu, de spectacle en spectacle, de rencontre en débat. La Cour, au contraire, doit retrouver cette urgence de place publique : redevenir l’endroit où le public se réunit, où l’on se retrouve, en présence réelle, loin des ordinateurs et des discussions virtuelles.

La Cour peut jouer un rôle aujourd’hui ?

B. P.-V. : Après tout ce qu’on vient de vivre, il le faudrait. On est presque dans la même situation que Jean Vilar en 1947 : après l’horreur – la guerre, la crise sanitaire –, réparer le public, lui redonner confiance et énergie pour porter la reconstruction à venir. Les défis qui nous attendent en 2021 sont immenses. J’ai lu que Tiago Rodrigues voulait une Cerisaie allegro vivace… C’est exactement cela : ce retour symbolique dans une nouvelle Cour, après un an sans théâtre, doit nous réconcilier avec l’énergie de la joie que l’art sait susciter et nous aider à accueillir « la puissance inexorable du changement ».

Et effectivement, nous avons vu ce qu'on nous avons vu…

Des souvenirs, Michel Flandrin en a beaucoup. Il a assisté aux spectacles joués dans la Cour d'honneur depuis le milieu des années 80. Il y a des spectacles qui l'ont marqué pour ce qu'ils racontaient et ceux dont il en a oublié l'expérience théâtrale mais desquels il garde des images fortes.

« Je me souviens de cette image saisissante d'un champ de blé dans Le chevalier d'Olmedo, de Lluis Pasqual en 2012. De vrais épis de blé avaient été plantés sur le sol de la Cour. Les comédiens (et un cheval!) y évoluaient et, à la fin de la représentation, les techniciens repiquaient les épis de blé un à un pendant une bonne partie de la nuit. La structure étonnante imaginée par Richard Peduzzi en 1988 dans Hamlet de Patrice Chéreau, me revient également en mémoire. On aurait dit un immense échiquier en bois placé sur le plateau. Je n'oublie pas non plus Antoine Le Ménestrel qui escalade à mains nues les murs de la Cour d'honneur dans Inferno de Romeo Castellucci, la grande structure gonflable dans NoBody de Sasha Waltz et la grue qui manipulait les décors dans Enfant de Boris Charmatz »

Au-delà des nombreux éléments scéniques impressionnants qui ont habillé la scène de la Cour d'honneur, il y a aussi les expérience-empreintes, comme le spectacle Cesena d'Anne Teresa De Keersmaeker en 2011, « qui a joué avec la Cour d'honneur comme on ne peut pas le faire ailleurs. C'était un spectacle de danse avec des chants polyphoniques, qui se déroulait au lever du jour dès cinq heures du matin, dans cette espèce de trou minéral immense, assez inhumain. Il y a aussi un regard que je n'oublierai pas, celui de Nicolas Bouchaud en 2007 qui, avec le reste de la compagnie de Jean-François Sivadier, déambulait déjà sur scène alors que nous entrions dans la Cour pour Le Roi Lear. S'arrêtant de temps à autre pour regarder et sourire aux spectateurs, il semblait vouloir nous dire « vous allez voir ce que vous allez voir » et effectivement, nous avons vu ce qu'on nous avons vu… un très grand spectacle. Plus récemment, Thyeste, mis en scène en 2018 par Thomas Jolly, m'a fait oublier les murs de la Cour, créant une scénographie spectaculaire où toute l'action était concentrée entre le crâne et la main, immenses. »

Michel précise qu'au-delà des images qui résonnent en lui, il a également fait l'expérience de très grands spectacles dans la Cour durant toutes ces années, lui laissant un grand souvenir de théâtre, comme L'École des femmes de Didier Bezace en 2001 ou Comédies barbares de Jorge Lavelli en 1991. Et puis il y a cette anecdote qui lui revient lors d'une représentation de Title Withheld (For Legal and Ethical Reasons) de Steven Cohen en 2012. « C'était une performance qui se déroulait sous les gradins de la Cour, où des tubes transparents laissaient apercevoir des rats qui s'y baladaient. Le noir, les dessous, le thème de l’oppression et les images associées à ces rongeurs ont eu raison de plus d’un spectateur… dont une très grande actrice avec qui je me réjouissais de venir et dont je terrai le nom ! »

Tous vus depuis 10 ans !

Les spectacles joués à la Cour d'honneur, Lenka les a tous vus depuis 2011. Soit presque 10 années de Cour, à raison de 2 ou 3 spectacles par édition. L’album des souvenirs est donc très prégnant et Lenka s’en félicite. Certains de ces spectacles l'ont profondément marquée par leur scénographie et l'utilisation du plateau de la Cour.

Première évocation, Le Maître et Marguerite, en 2012 : « Simon McBurney avait magnifiquement utilisé le mur de la Cour en y projetant différentes images. Le jeu des chaises qui avait lieu sur le plateau et qui était projeté en direct faisait apparaître des chevaux, volants au dessus de Moscou. Le jeu de lumières donnait également l'impression que le mur se fissurait et que la ville russe se désagrégeait ». Et d’enchaîner sur l’année 2016, Les Damnés d'Ivo van Hove « le mur de la Cour a également été utilisé pour la projection d'images, donnant une vision encore plus terrifiante de cette scène où nous, spectateurs, voyions les corps nus des soldats massacrés au fusil et le sang qui se répandait. » Effroi ! Et puis il y a les souvenirs d'expériences scénographiques moins communes sur cette scène mythique. « De tous les spectacles que j'ai vus, et même si je sais qu’il y en a eu d’autres, Satoshi Miyagi, dans Antigone, a été le seul à utiliser l'eau sur le plateau. La scène, simplement habillée d'un gros rocher en son centre, était inondée d'eau, réfléchissant ainsi les comédiens et les objets de la scénographie. Et en 2014, Lemi Ponifasio dans I am avait, lui, installé un mur métallique immense et légèrement penché. Je me souviens de l'image de cet homme crucifié, à la fin de la pièce, sur cette gigantesque installation. J'étais saisie aux tripes et quand le spectacle s'est terminé, j'ai été débordée d'émotions. » A l’écouter, les artistes d’autres continents ont toute son attention !  

Mais il y a d'autres spectacles dans la Cour d'honneur qui ont ému Lenka aux larmes, comme La Fiesta d'Israel Galván « qui arrivait quasiment allongé sur la scène et dansait, encore presque sur son dos, un flamenco incroyable. » Elle relève qu'il avait été quelque peu reproché au chorégraphe de ne pas avoir utilisé le plateau dans son immensité. Mais pour elle peu importe l’élévation était là et le dialogue avec le public recherché. Un peu comme certains metteurs en scène qui ont également choisi de ne pas faire parler la grandeur de ce lieu emblématique, mais d’aller du sensible. "Jérôme Bel en 2013 dans Cour d'honneur, ne s'est servi que d'un demi cercle de chaises comme scénographie. Les spectateurs qu'il avait sélectionnés [Jérôme Bel a pensé ce spectacle avec des amateurs et amatrices] étaient simplement assis et ne se déplaçaient que pour raconter leur expérience dans la Cour d'honneur. Tout comme je le fais aujourd'hui, il était question de convoquer la mémoire des spectateurs, y compris ceux qui n'ont jamais été voir de spectacles dans la Cour."