Entretien avec Vicky Featherstone et Sam Pritchard

Pouvez-vous nous parler d’Alistair McDowall et de ses trois textes présentés au Festival d’Avignon ? 

Vicky Featherstone : Avec ces trois pièces, qui sont trois monologues, Alistair McDowall souhaitait se risquer à l’exercice de l’écriture pour une seule voix. Je dis bien risquer car c’est un auteur qui écrit habituellement des dramaturgies complexes nécessitant de nombreux acteurs et actrices. J’avais déjà mis en scène deux de ses pièces – X et The Glow – qui sont des exemples parfaits de pièces extrêmement élaborées et ambitieuses où il aime introduire de la science-fiction, voire des ellipses de temps. C’est toujours un défi de mettre en scène ses histoires. Mais avec ce souhait de donner une nouvelle direction dans son travail, Alistair McDowall s’est vu répondre à des questions plus existentielles comme qu’est-ce qu’être écrivain, et par extension qu’est-ce qu’être humain ? Il a tout d’abord écrit la pièce all of it qui suit une vie de son début à sa fin. Un travail très engageant sur la langue et la poésie que j’ai monté au Royal Court Theatre juste avant le confinement. Puis Alistair McDowall a écrit les deux autres pièces – Northleigh, 1940 et In Stereo – en confiant la mise en scène à Sam Pritchard. Ces deux opus seront montrés pour la première fois au Festival d’Avignon. 

Comment all of it, Northleigh, 1940 et In Stereo possèdent-elles une dramaturgie commune ? 

Sam Pritchard : all of it, mise en scène par Vicky Featherstone, expose une vie entière, donnée de manière linéaire. In Stereo, que je mets en scène, questionne notre évolution. Restons-nous le même être tout au long de notre vie ? Apparaissons-nous différents selon les étapes de nos existences, et quels seraient les liens possibles entre ces multiples versions de nous-mêmes ? Le monologue se divise en une polyphonie très visible sur le papier car le texte est réparti en plusieurs colonnes. J’ai donc abordé cette écriture expérimentale avec des voix enregistrées et diffusées en stéréo dans l’espace théâtral. Elles se superposent à celle de la comédienne et offrent au public de multiples points d’écoute. Il est alors impossible de tout entendre et nous sommes les témoins de morceaux de vie. Nous devons alors choisir vers quelle voix et vers quelle histoire concentrer notre attention, et ainsi faire le deuil des autres narrations simultanées. Ce dispositif donne l’image d’une femme avalée par sa propre histoire et qui explose en différents espaces en même temps. La création sonore demande une écoute particulière et nous avons travaillé conjointement avec Vicky et la comédienne afin que les histoires s’alignent et se confrontent.    

Vicky Featherstone : all of it offre une expérience fictionnelle dans laquelle une femme adresse son histoire directement dans un face-à-face avec le public. Nous la regardons déployer et filer sa vie alors que nous ne pensons jamais nos vies dans un continuum mais toujours par bribes, dans les souvenirs de moments précis et de façon fractionnée. Cette continuité crée un certain décalage. Est-ce que le dire correspond au vécu ? all of it propose donc une seule perspective qui émerge de la femme devant nous, tandis qu’In stereo offre une multiplicité de points de vue, ou de points d’écoute, qui englobent et entourent physiquement les spectateurs. La musique expérimentale et aléatoire de John Cage a été une influence forte dans l’écriture d’Alistair McDowall et pour cette pièce en particulier. C’est une musique dont les points focaux se divisent sans cesse, en intégrant l’aléatoire et l’accidentel, et suppriment la linéarité. L’attention est amenée à se fractionner pour en percevoir un maximum de complexité. Northleigh, 1940 est, quant à elle, la pièce la plus historique. Elle pose un décor et une époque. Alistair McDowall qui vit dans le sud de Manchester, dans le nord-ouest de l’Angleterre, a écrit cette pièce pendant le confinement, enfermé dans sa maison et obligé à un tête-à-tête familial. Il s’est alors intéressé à l’histoire de son quartier, fait auparavant d’usines et témoin de plusieurs bombardements pendant la seconde guerre mondiale. Dans ce contexte, Alistair McDowall a imaginé la vie d’un personnage féminin contraint de s’occuper de son père veuf. Un personnage plongé, sous les bombardements, dans une vie routinière et difficile mais qui y répond par une imagination débordante. Ce que ces trois histoires ont en commun pourrait donc être de donner à voir trois femmes qui ont mis en place des échappatoires, des stratégies conscientes ou non, pour échapper à un destin ou à un quotidien. Leur imaginaire reflète leur complexité. 

 Iriez-vous jusqu’à dire qu’une collaboration a émergé au fur et à mesure de Trilogy ? 

Vicky Featherstone : Oui c’est un travail très collaboratif. Sam Pritchard et moi-même travaillons avec l’actrice Kate O’Flynn, pour laquelle Alistair McDowall a écrit ces trois monologues. Si nous travaillons conjointement depuis longtemps au Royal Court Theatre en tant que directrice artistique pour ma part et comme directeur associé aux projets internationaux pour Sam Pritchard, c’est la première fois que nous collaborons artistiquement. Nous avons décidé de monter les trois pièces dans une scénographie unique et modulable, qui évolue vers une épure au fil des histoires, jusqu’à quasiment disparaître. Nous avons beaucoup réfléchi à l’ordre des monologues : devait-on commencer par proposer le déroulé d’une vie dans son entièreté avec all of it et clore le cycle par un moment de vie très référencé et daté avec Northleigh, 1940 ou, à l’inverse, commencer par cet épisode zoomé sur une étape très précise dans la vie d’une femme du sud de Manchester et ouvrir vers l’universalité d’une existence qui se dévide face à nous ? C’est une réelle question dramaturgique. Il est évident que nous racontons des choses très différentes rien qu’en changeant l’ordre des pièces. En revanche, il était clair dès le début qu’In Stereo serait la pièce centrale.  

Sam Pritchard : Finalement, nous avons décidé d’ouvrir Trilogy avec Northleigh, 1940, la pièce la plus narrative et historique, qui se déploie à la manière d’une histoire traditionnelle aux contours réalistes, pour ensuite plonger les spectateurs dans l’écriture plus expérimentale des deux pièces qui suivent. Alors que Northleigh, 1940 met en scène un être réduit à vivre dans des espaces restreints – de l’abri anti-bombes à la petite maison –, comme dans une série de petites boîtes, In Stereo fractionne l’existence d’une femme en une multiplicité de points de vue, pour finir avec all of it qui expose une vie sans contours ni cadre. L’expérience théâtrale du public se transforme d’une pièce à l’autre comme un glissement de terrain, du traditionnel quatrième mur qui explose jusqu’à se sentir entièrement englober dans l’espace de la narration.  

Vous évoquiez la répartition de vos fonctions au Royal Court Theatre. Pouvez-vous nous parler de cette institution au cœur de Londres ? 

Vicky Featherstone : Le Royal Court Theatre tel qu’il est connu aujourd’hui a été fondé en 1956 par l’English Stage Company (ESC) afin de provoquer le théâtre conventionnel de l’époque, contre l’adulation aveugle du théâtre shakespearien et la commercialisation du spectacle dans les quartiers ouest de Londres. Les missions du Royal Court Theatre sont ainsi nées d’une envie d’artistes et d’auteurs de parler de leur époque contemporaine. Depuis, l’objectif est de faire découvrir et de donner un lieu à l’écriture contemporaine. Les premières écritures de Caryl Churchill et Martin Crimp ont été accueillies ici. Les pièces de Bertolt Brecht, Eugène Ionesco, Samuel Beckett ou encore Arthur Miller ont été montrées pour la première fois en Angleterre ici. Les missions du théâtre sont toujours les mêmes depuis sa création : offrir un lieu pour l’écriture contemporaine, des subventions et des résidences pour les auteurs nationaux et internationaux, et une scène pour éprouver leur travail. Nous facilitons la rencontre des auteurs avec des metteurs en scène et des acteurs. Nous lisons des milliers de manuscrits chaque année. Nous accueillons des groupes d’écriture et des masterclasses. Nous présentons à peu près une douzaine de pièces par an dans les deux salles. Cette trilogie est un exemple parfait des opportunités que le Royal Court Theatre donne aux auteurs : Alistair McDowall a commencé chez nous il y a une dizaine d’années, il a montré deux de ses grandes pièces et aujourd’hui, nous l’accompagnons dans sa recherche plus expérimentale. Nous avons travaillé et travaillons au total avec presque 1 600 auteurs et autrices depuis la création du lieu. Nous passons commande à près d’une dizaine d’auteurs et d’autrices qui travaillent chez nous chaque année. Ils ont une entière liberté dans leurs propositions, et leurs textes sont ensuite présentés au Royal Court Theatre. Lors du confinement, nous avons tenté de garder le lien avec nos auteurs en proposant Living Newspaper, des commandes de textes dont la lecture d’environ trois minutes était diffusée sur le site. 

Entretien réalisé par Moïra Dalant