Entretien avec Trajal Harrell

La Cour d’honneur. Comment avez-vous répondu à l’invitation d’y créer une pièce pour la 77e édition ? 

Je rêvais depuis quelques années des cloîtres des Célestins ou des Carmes, ou même de La FabricA, mais le lieu mythique du Festival était une espérance beaucoup plus lointaine, un peu intangible. La proposition d’y créer une pièce a donc été une immense surprise. Bien sûr, une création advient toujours pétrie d’envies et d’idées qui sont là pendant plusieurs années, que j’accumule sous forme de notes et qui ne demandent qu’à se matérialiser. Cette invitation a donc déclenché cette éclosion et la mise en route du travail, indépendamment de toutes contraintes calendaires et institutionnelles. Je suis très attentif au processus de création, la naissance d’une pièce est un geste offert au public. La Cour d’honneur est un lieu légendaire, elle recèle les traces de son histoire, ainsi que celles des spectacles qui l’ont habitée. L’imaginaire y est foisonnant. Le lieu a donc rejoint une idée que je gardais en moi depuis longtemps : créer une danse mythologique qui appartiendrait à tous et à toutes. C’était un désir sans forme à l’origine et cette invitation lui a donné un espace. Avec The Romeo, je me suis attelé à un objet aux références multiples et qui fait fi des frontières nationales et culturelles. Roméo est mythique. Il est un nom qui raconte son mythe dans l’instant. Il est plus évocateur que Juliette. De tous les recoins du monde, ou presque, il nous parle. De même que cette tragédie qui a sillonné le monde de son « à la vie à la mort », le prénom de Roméo évoque la figure du séducteur et de l’amoureux qui porte en lui les marques du patriarcat. J’ai aimé travailler à cette problématique. Mon souhait est de créer une expérience de l’ensemble et du partage, qui ne puisse pas se vivre autrement que dans l’ici et maintenant du spectacle, dans l’union des deux mille spectateurs et des treize performeurs. The Romeo est une chorégraphie imaginaire, un voyage qui nous transporte à travers les générations et les cultures, mais sans date précise. À l’instar du geste chorégraphique, la musique et les costumes traversent les temps et les cultures. L’ensemble est pétri d’influences populaires reconnaissables et qui devient indépendant, créant une chorégraphie imaginaire. J’étais fasciné dans ma jeunesse par la transmission des modes de danses qui traversaient les États-Unis jusqu’à parvenir à notre petite ville de Géorgie. Ces voyages des modes qui venaient de Miami, ou d’Atlanta, et débarquaient chez nous… Nous apprenions ensemble, nous nous passions les gestes… 

Les hybridations de cultures, de gestes, de musiques et même d’habits sont des gestes artistiques très forts chez vous. Pouvez-vous revenir sur l’idée de circulation des esthétiques et des références ? Ce que vous nommez une chorégraphie de l’imaginaire.  

J’aime l’idée que plusieurs imaginaires se répondent et se rejoignent lors d’une représentation, que les spectateurs puissent se reconnaître dans un objet qui est pure imagination. Cet objet doit avoir la vertu de nous attirer, de nous projeter, de nous faire vibrer à travers une danse et des gestes que nous reconnaissons, qui nous appartiennent, mais aussi qui nous émancipent car ils nous font rêver. C’est un mélange entre un sentiment d’appartenance, d’une culture commune et d’un chemin plus personnel. Je pose ici la question de ce que peut être une danse, un geste chorégraphique. Je tente de retracer une histoire de la danse, par des solos et des chorégraphies de groupe. Danseurs et spectateurs, nous identifions des gestes, nous associons petit à petit les pièces du puzzle. Je souhaite prendre en compte le poids de l’histoire du lieu et créer une pièce plus grande dans le sens où qu’elle nous réunira toutes et tous. Avant tout, c’est l’unité que je recherche. Quand cela fonctionne, cela exige une sorte de vivacité qui nous engage. Je me sens effectivement engagé, partie prenante d'une pensée de l’art et de la représentation. La chorégraphe Martha Graham disait « le théâtre était un verbe avant d’être un nom ». Cette phrase qui est plus qu’une phrase me parle beaucoup. Je crée et j’agis. Je crée de nouvelles versions de l’Histoire et des histoires sachant aussi que c’est une illusion de vérité. En réalité, tout est imaginaire. J’essaie de toucher les gens au cœur, pour découvrir ce qu’ils ne connaissent pas, une certaine part d’intangible. Je questionne notre rapport à l’archaïque. Qu’en reste-t-il dans nos mémoires ? C’est pourquoi la Cour d’honneur m’a influencé. Je cherche à toucher l’inhérent, ce qui est déjà en nous. Rien n’est alors trop figuratif ou démonstratif. Tout est d’une grande fluidité.  

Autant que l’imaginaire, l’impossible est un terrain de jeu chez vous. 

Lors des répétitions, nous jouons beaucoup. En studio, nous aimons retrouver les sensations de l’enfance, où tout nous semble possible, tout est prétexte à... Les costumes, par exemple, sont importants dans mon travail, j’en ai une grande collection, j’en achète beaucoup. Nous travaillons en les enfilant dans un sens et dans un autre, en les triturant, de façon à leur donner une nouvelle forme et des références variées. J’aime l’idée d’aller vers de nouveaux possibles, voire d’enjamber l’impossible et combattre les barrières que nous mettons à nos actions et à nos vies. Nous jouons avec toutes nos dichotomies, en acceptant les différences qui souvent nous séparent, nous les questionnons et tentons de les dépasser. Je crois que l’une des choses que l’artiste peut faire est d’aider chacun à croire en l’impossible et au pouvoir de l’imagination. Nous avons encore besoin de ces outils pour résoudre certains de nos plus grands problèmes sur la planète, notamment la capacité de vivre ensemble au sein de différentes cultures et croyances. Cette pièce est ainsi plusieurs lieux, elle contient plusieurs pièces. La scénographie est simple, elle est composée principalement d’un élément, un treillis qui peut faire référence à des structures qui se trouvent dans les jardins mais aussi dans certains défilés de mode. Cette structure délimite la plupart des entrées et des sorties des danseurs. La peinture bleue qui la recouvre est inspirée des murs de la salle des États dans le musée du Louvre, où il y a le tableau de La Joconde. Une couleur qui donne un espace aux peintures, à leurs cadres et une certaine idée de mise en scène du réel. J’ai voulu recréer cette atmosphère, cette teinte qui puisse disparaître dans la nuit du Palais des papes. Le treillis devient une sculpture dans l’espace immense de la Cour d’honneur, dont l’esthétique et le symbole viennent contredire en même temps que se fondre dans l’architecture du lieu. Quels sont les artistes qui ne se sont pas dit que cela allait être impossible et qui y ont néanmoins travaillé ? 

Comment la création de The Romeo s’est-elle articulée au sein du Schauspielhaus Zürich Dance Ensemble dont vous assurez la direction depuis 2019 ?  

Mon processus de création se déroule toujours en plusieurs étapes avec le soin d’une première étape d’expérimentation des envies et des idées, sans la pression de la représentation du spectacle fini. Puis, après une pause qui permet au travail et aux images de se décanter, nous reprenons, affinons et précisons. Depuis 2019, lorsque j’ai pris la direction du Schauspielhaus Zürich Dance Ensemble, les modalités de création se révèlent plus simples, plus spontanées. Elles ne sont plus autant liées aux demandes de financement et de partenariat qui se mettent en place et prennent parfois de longues années avant le spectacle, et auxquelles un chorégraphe indépendant est particulièrement assujetti. Ce qui oblige souvent les artistes à une réflexion très en amont sur leur travail. Mon schéma de création était alors devenu long et très articulé, très profond ; une envie ou une idée pouvait émerger cinq ans avant l’articulation du projet lui-même. Créer devenait finalement la dernière des étapes, celle où l’envie était enfin externalisée et partagée. Aujourd’hui, j’ai l’impression de pouvoir défier ce système, c’est une position idéale, extrêmement privilégiée, notamment à Zurich. Je peux presque retrouver la sensation d’être dans la recherche pure, libre, avec moins de contraintes de calendrier. C’est ce dont traite en partie la pièce Monkey off My Back or the Cat’s Meow, créée en décembre 2021, cette liberté de création qui est un idéal mais un luxe avant tout. Les discussions sur les budgets de création commencent souvent très tôt avec les coûts de construction des scénographies ; mais comme je dépense généralement plus de budget dans les costumes que dans la scénographie, les temporalités se sont un peu renversées. L’équipe costumes de la Schauspielhaus Zürich était ravie de se voir donner plus d’importance à mon arrivée. Par ce fait, le ratio hommes-femmes s’est inversé, puisque l’équilibre parité est souvent opposé entre les ateliers construction de décors et costumes. Les équipes sont encore très traditionnelles dans ces milieux. The Romeo en bénéficie donc pleinement. 

Entretien réalisé par Moïra Dalant