La pièce Wayqeycuna appartient à une trilogie autobiographique : elle porte en elle un désir de réconciliation, contrairement aux deux premiers volets qui s’apparentent à des cris de rage et de protestation…
Cette trilogie est conçue comme une série de chants. Wayqeycuna en est le chant final. Le mot signifie mes frères en langue quechua, avec une redondance mes frères à moi. Ce troisième chant représente, en quelque sorte, un moment d’abandon : abandon de la langue européenne – notamment de l’espagnol et du grec – mais aussi abandon de la manière occidentale de penser et pratiquer le théâtre. Je reviens à mes origines en commençant par la langue que l’on parle dans ma région, ma langue maternelle, le quechua, parlée à la frontière de cinq régions, proche du Pérou et de sa capitale Quito. C’est la langue des Incas, l’une des langues les plus importantes du peuple de la cordillère des Andes, encore parlée actuellement par des milliers de personnes. Il s’agit effectivement d’un spectacle de réconciliation que j’ai commencé à écrire lors d’une résidence d’artiste en Espagne en 2022. Nous étions logés dans un hôtel particulier, un petit palais bâti par un vice-roi du Pérou, du temps de la colonisation espagnole, qui avait fini par être destitué et relevé de ses fonctions : il s’était avéré être l’un des plus importants trafiquants d’art de la région. Tout cet argent, évidemment, était revenu en Espagne. Il était important pour moi de commencer à créer dans ce palais bâti grâce à l’argent de ces exactions, grâce aux richesses de mon pays et de ma région. J’ai estimé que le moment était venu d’explorer la notion de réconciliation. Je finissais alors une série de voyages. J’avais passé deux ans à explorer le monde artistique et théâtral. Je prenais conscience de l’économie de la violence dans laquelle nous vivons, violence qui conduit irrémédiablement à des divisions. Pour contredire cette dynamique, je tente de mettre en place des spectacles collaboratifs et collectifs, qui ne sont envisageables qu’hors de cette violence : c’est seulement à l’intérieur de cet espace que je peux commencer à me réconcilier avec ce monde et repenser une société plus équitable.
Vous évoquez vos frères dans le titre. Est-ce une manière de repartir de l’intime ?
J’évoque mes propres frères et sœurs parce que la première tentative pour créer un monde collaboratif passe sans doute par la sphère familiale. Mais le mot wayqeycuna évoque surtout mes frères culturels, ceux qui composent ma communauté autochtone. On déborde de l’idée de famille traditionnelle pour tenter de la dépasser, et même essayer de repousser toute la charge coloniale que comporte ce concept. Ce que nous partageons avant toute chose, c’est l’idée d’être semblables et d’appartenir à la même communauté, d’être égaux par la culture, par l’expérience et par l’histoire. Il y a un fil « familial » qui court à travers les spectacles qui composent cette trilogie : le premier spectacle était plutôt celui du père, le second celui de la mère et le troisième constitue un hommage à mes frères qui m’ont soutenu tout au long de mes recherches. Lorsque ma sœur est décédée, elle avait un bébé, toute la famille s’est soudée pour prendre l’enfant en charge.
Pouvez-vous nous parler de la manière dont vous vous défaites de vos références européennes ?
Pour me défaire de ces références européennes et coloniales, il fallait non seulement me réconcilier avec le monde et les autres, mais aussi en finir avec un deuil, celui de ma sœur. Évidemment je me suis rapidement rendu compte que les deuils ne finissent pas, qu’ils ne s’achèvent pas comme un spectacle : il n’y a pas un rideau qui tombe tout à coup et des applaudissements pour passer à autre chose. Un deuil, c’est quelque chose que l’on porte toute sa vie. C’est pourquoi ce spectacle n’a pas vraiment de fin. Je ne veux pas d’applaudissements, pour qu’il y ait une continuité entre le théâtre et la vie à l’extérieur, entre l’artiste et le public.
Avec ce spectacle, vous créez à nouveau un temps et un espace avec le public en amont de la représentation…
Nous organisons des ateliers avant le spectacle pour cuisiner des petits pains qui représentent la cosmogonie andine, à laquelle appartient ma communauté. Nous allons pétrir la pâte et lui donner la forme d’animaux ou de végétaux, puis les disposer sur une table sur scène. Ces petits pains sont habituellement fabriqués à la fin octobre-début novembre chez nous, période où nos morts reviennent sur terre, ce qui nous donne la possibilité de communiquer avec eux. La fabrication des pains permet ici de créer un lien entre l’artiste, la communauté et le public, invité à partager le pain à l’issue du spectacle. Pendant la pièce, je reste seul sur le plateau, afin de poursuivre l’esthétique des deux premières pièces de la trilogie. L’espace est minimaliste. Seuls quelques objets m’accompagnent : ils sont indispensables parce qu’ils portent en eux une histoire et une charge spirituelle. Il n’y a presque aucune couleur, nous naviguons du noir jusqu’au blanc. Alors que Soliloquio travaille la visibilité de la communauté invitée, la pièce Wayqeycuna représente, quant à elle, un retour à une communauté dans laquelle je n’étais pas retourné depuis des décennies. Ce que je veux mettre en avant ici, c’est la façon dont un peuple est capable de résister, en dépit de tout.
Les textes sont-ils écrits en amont ou naissent-ils de la rencontre avec le public et les communautés ?
En général, une partie du spectacle est écrite en amont. Cette écriture subit des changements au fur et à mesure du travail avec les participants. Les Manifestes de Soliloquio ont par exemple été rédigés avec les communautés. Wayqeycuna est un spectacle plus écrit puisqu’il évoque un événement encore plus personnel : le retour dans ma propre communauté après vingt-sept ans d’absence. Il n’existe pas réellement de forme prédéterminée à mes spectacles, ils peuvent se modifier au contact des autres : tout simplement parce que j’ai choisi de ne pas avoir de formation théâtrale, que j’ai toujours considérée comme une limitation à ma créativité. Je veux prendre le plus de distance possible avec la conception aristotélicienne ou, disons, classique du théâtre afin d’insuffler de la fluidité dans mon travail. La série de textes qui est déployée sur scène peut alors trouver une continuité, traverser l’espace et les corps, tel un fleuve qui suivrait son cours pour se déverser encore plus loin.
Vous avez beaucoup exploré le genre autobiographique : considérez-vous qu’il s’agit d’un axe essentiel de votre travail ?
La tradition de la biographie, voire de l’autobiographie, est une pratique née avec la bourgeoisie. Si, dans ce contexte, il s’agit de raconter sa vie sous forme de mémoire ou autre, il s’agit pour moi de m’emparer de l’acte biographique et de l’utiliser comme un instrument de survie. Même si ce genre n’est pas directement politique, raconter mon histoire devient pour moi un acte politique, dans le sens où je m’empare d’un instrument qui n’était pas destiné à ma classe sociale.
Entretien réalisé par Moïra Dalant en février 2024