Soliloquio est le second volet d’une trilogie autobiographique qui trouve son origine dans un événement tragique…
Le travail autour de cette trilogie autobiographique a commencé en 2015 à partir d’un moment fondateur dans ma vie : la mort de ma sœur, à l’âge de 18 ans, due à une négligence du système médical argentin. Elle est morte parce qu’elle était autochtone et qu’elle ne maîtrisait pas parfaitement la langue espagnole qu’elle considérait comme la langue coloniale de son pays. À partir de là, je me suis demandé quelle place occupaient les corps autochtones dans un monde dominé par un mode de pensée coloniale. Rapidement, je me suis rendu compte que nous n’étions pas seuls, ma sœur et moi, à subir ce genre de discriminations. J’ai voulu observer comment toutes ces situations d’oppression pouvaient avoir lieu, et raconter l’histoire des peuples oubliés du nord de l’Argentine. Dans la première pièce de la trilogie présentée en 2019, intitulée en grec Adiós Matepac – Adieu, père –, il s’agissait à la fois d’imaginer des retrouvailles avec mon père biologique, et de dire au revoir à ce qui a longtemps été mon influence esthétique, mon père artistique : le théâtre grec. Lorsque la pandémie généralisée a fermé le monde en 2020, cela faisait six ans que je n’étais pas rentré chez moi dans le nord de l’Argentine et que je n’avais pas revu ma mère. La pandémie a repoussé ce voyage de quelques années. À l’époque, je travaillais à Buenos Aires pour le ministère de la Culture. Des hôtels ont été ouverts partout dans la ville pour accueillir les rapatriés. J’ai commencé à travailler auprès des personnes confinées dans ces hôtels, loin de leur pays et de leur famille, en leur apportant de la nourriture et un soutien moral. Une des questions essentielles que ces échanges ont soulevées était : que se passerait-il si le monde disparaissait ? Et, plus précisément, si moi, je venais à mourir du virus ? Qu’est-ce que je pourrais laisser, aux autres en général et à ma famille en particulier ? Pendant ces longs mois, d’avril à octobre 2020, j’ai écrit 58 lettres à ma mère depuis l’hôtel où j’étais moi-même confiné. Je voulais en quelque sorte apaiser notre relation, lui pardonner, nous pardonner. En l’absence de ma mère, je me suis élevé seul, souvent dans la rue. J’ai compris que cela ne dépendait pas d’elle mais du manque d’infrastructures dans les périphéries pour accompagner les mères isolées. Les mères sont condamnées à travailler à l’extérieur du foyer en « abandonnant » d’une certaine manière leurs enfants. Par manque de volonté politique, ces familles se retrouvent abandonnées. C’est au cours de ces réflexions qu’a surgi Soliloquio (me desperté y golpeé mi cabeza contra la pared).
Vous évoquez un adieu au théâtre grec et à toute la structure aristotélicienne qui serait liée au monde européen. Comment avez-vous pris conscience de la nécessité de cette déconstruction ?
Après le premier volet consacré à mon père biologique, je souhaitais déconstruire ma façon de communiquer avec les autres, pour trouver mon propre langage. Dans cette construction très logique, très philosophique et très aristotélicienne, j’interroge aussi bien le rôle de l’art que celui de la pensée contemporaine. Dans Soliloquio, c’est l’art en Argentine qui est tout particulièrement visé. Parce que, lorsqu’on évoque le théâtre de Buenos Aires ou le théâtre du Nord, on met souvent l’accent sur des différences, des lieux et des espaces spécifiques. Mais on se rend compte que toutes ces pseudo-différences sont en réalité régies par un même modèle aristotélicien qui impose, quoi qu’il arrive, les mêmes règles. Il structure le temps et l’espace, il prescrit des recettes à suivre. Nous le portons en nous, de façon inconsciente : c’est le fruit de la colonisation. Mon travail s’apparente à une tentative spontanée. Je ne souhaite pas imposer de vérité. Je suis conscient de n’être pas entièrement détaché de ce système de pensée et de création. Ce que je problématise dans Soliloquio, c’est une alternative possible à cette superstructure qui dirige nos vies à divers niveaux. C’est pour cela que je tente de casser l’idée d’œuvre au profit de l’idée d’expérience.
Votre trilogie, bien qu’autobiographique, relève-t-elle d’une volonté d’articuler un récit intime avec un acte politique ?
L’ensemble de ces réflexions philosophiques et personnelles est mêlé à des éléments politiques pris dans la réalité, auxquels s’adjoint une problématique artistique : notre monde de l’art devenu élitiste au lieu d’être resté à la portée de toutes et de tous. Je veux questionner le côté démiurge de l’artiste, qui a tendance à adorer sa puissance créatrice. Nous avons trop souvent la prétention de vouloir révolutionner le monde. Je suis persuadé qu’il faut abandonner cette idée. Je tente pour ma part de changer la réalité des personnes qui m’entourent. C’est pourquoi le point de départ de Soliloquio est un travail avec des communautés autochtones et migratoires. J’ai l’habitude de travailler avec les communautés d’Amérique du Sud, en particulier celles de ma région natale, en Argentine, mais aussi avec celles du Brésil, ou encore des migrants, des diasporas installées à Buenos Aires. En Avignon, j’ai travaillé avec une communauté gitane qui habite à la périphérie de la ville, afin de créer des échanges et tenter d’abattre ces murs qui séparent le centre d’Avignon de sa périphérie. Il y a une fracture entre l’espace public, celui de la rue, et l’espace privé. C’est dans la rue que nos corps sont le plus souvent relégués. C’est pourquoi j’invite ces communautés à entrer dans l’espace privé du théâtre, pour tenter d’effacer cette rupture entre un intérieur réservé à une certaine bourgeoisie et les lieux publics. Dans Soliloquio je suis seul sur scène mais il ne s’agit pas d’un travail solitaire. La performance est le fruit d’une mise en commun, de ce qui a été préparé avec les communautés, qui ne forme au final qu’un seul spectacle dans un même espace.
Vous incluez les communautés dans le travail en amont de la représentation. Comment ce processus est-il rendu visible pour le public ?
Dans la première partie de Soliloquio se joue tout ce que j’ai pu capter et glaner lors de ce travail collectif. Le spectacle glisse ensuite progressivement vers une seconde partie plus personnelle, qui raconte la relation avec ma mère. J’explore la manière dont ma mère et moi naviguons dans le collectif. Je me mets en scène pour montrer ce que signifie, pour moi, se mettre en danger à travers la lutte individuelle et la défense des collectivités : au risque d’être considéré comme quelqu’un de conflictuel, dont on doit se méfier, aussi bien dans les communautés qu’à l’extérieur. Il ne s’agit pas toutefois de militantisme ou d’activisme, mais d’un spectacle qui évoque le politique, les problèmes de racisme, d’homophobie, ou encore de pauvrophobie – la peur des pauvres. J’ai beaucoup de respect pour les gens qui s’investissent dans le militantisme. Ce que je crée se situe plutôt au niveau de la parole : je parle et c’est ma façon de contribuer à un certain activisme, toujours à partir de l’art. Au fil des rencontres et des dates de tournée, nous avons créé de nombreuses archives vidéo. Notre projet est de compiler ces images dans un documentaire, dévoilant le travail effectué avec les différentes communautés et les lieux où nous avons joué le spectacle. En même temps, et parallèlement, toutes les vidéos servent à présenter ce qui a déjà été fait à une nouvelle communauté, avec laquelle on veut travailler et faire comprendre le sens de notre recherche.
Comment invitez-vous le public à prendre part à cette performance ?
Très concrètement, le rendez-vous avec le public a lieu en ville. La communauté devient alors le guide d’un cortège qui se déplace d’un point A à un point B – le lieu de la représentation. Une fois qu’il est arrivé devant le théâtre, la communauté se place à l’entrée et accueille chacun des spectateurs par une embrassade.
Entretien réalisé par Moïra Dalant en février 2024