Entretien avec Tim Etchells

Comment avez-vous rencontré les performeurs Bertrand Lesca et Nasi Voutsas, du duo Bert & Nasi, et comment avez-vous conçu ensemble ce projet ? 

Tim Etchells : Il y a quelques années, j’ai vu leur performance Palmyra et j’ai été très impressionné par leur travail. En 2020, ils ont été lauréats du prix Forced Entertainment. C’est une récompense pour de jeunes artistes qui réinventent de manière inédite le théâtre, avec une pensée pour de nouveaux publics. Ce prix comprend une bourse mais aussi un soutien de la part du collectif Forced Entertainment. Cela aide les artistes à développer leur carrière. Ce suivi a ouvert un dialogue enthousiasmant et fécond sur les directions que leur recherche pouvait prendre, les moyens d’avancer et de construire un meilleur environnement. Quand l’invitation du Festival d’Avignon est arrivée, j’ai tout de suite pensé à eux et les ai conviés à rejoindre le projet. La proposition est partie d’une idée simple, de quelques lignes de texte ou d’une trame de situation, qui ont permis la mise en place d’une série d’improvisations, que j’ai guidées de façon très organique et vivante. Bert & Nasi excellent dans l’exercice, ce qui rend le processus ludique, inventif et ouvert. L’écriture s’est faite à partir de petits fragments piochés dans les enregistrements réalisés pendant les sessions créatives. Je les étudie et les transcris. Nous les remanions et complétons tout au long des répétitions. J’aime beaucoup travailler de cette manière. Cela permet au texte une fois fini d’avoir un lien de proximité et un naturel plus grand avec les interprètes.  

À partir d’une situation ordinaire (un serveur / un client), l’histoire mène sa propre vie. Le sens surgit par vagues en un jeu finalement plus complexe qu’il n’y paraît… 

Ce qui m’intéresse, c’est de partir d’une situation, d’un événement, et d’explorer les alternatives possibles. Plutôt que raconter une histoire, j’aime en développer plusieurs, les faire se contredire, se confronter, et nous proposer des lectures et interprétations différentes. Il s’agit d’accentuer et d’amplifier la scène pour en faire quelque chose de drôle et en même temps de tragique. D’un point de départ anodin, un millier de sketchs sont envisageables. Il me semble que cela fait partie d’un désir d’aller au cœur et d’examiner en profondeur les choses. Dans L’Addition, qui part d’une structure de jeu très simple entre un serveur et son client, une scène typique de comédie burlesque, il devient vite évident qu’il s’agit d’une relation de pouvoir. Qui sert qui ? Qui détient le contrôle ? Le rapport de forces entre les deux protagonistes se transforme en une lutte féroce et enjouée, menée dans une atmosphère instable. L’intérêt est d’observer comment la relation peut être détournée, renversée, comment nous pouvons jouer avec. Je ne choisis jamais un sujet explicitement politique, mais j’espère toujours que ce travail devienne un moyen de comprendre le monde extérieur. Même si elles n’émergent pas du politique, les performances en sont toujours le reflet. La performance interroge la société au-delà du studio de répétitions et de la salle de spectacle. Le pouvoir dans une relation est un élément fondamental. Il y a quelque chose d’insupportable dans le fait d’être deux. Dans le cas d’un duo comme celui de Bert & Nasi, si la lutte pour savoir qui domine est incontournable, il est aussi question de solidarité et d’entraide. La rivalité les amène à se détester mais ils ont besoin l’un de l’autre. Ils doivent compter l’un sur l’autre. C’est tout aussi vrai pour le client et le serveur. Nous voulions exploiter l’antagonisme autant que l’interdépendance propre à cette dualité. Les dynamiques de la relation que Bert & Nasi ont mise en place dans leurs propres performances ont d’ailleurs nourri le travail de L’Addition. L’association d’éléments opposés met le public dans une tension de jeu intéressante. En tant que spectateur, vous ne comprenez pas totalement ce qui se passe et comment utiliser les ressorts de cette situation dans votre expérience du monde. La performance vous prend par surprise et peut déjouer vos défenses. L’instant peut être drôle, léger et, d’un coup, très sérieux, dramatique. Ou l’inverse. Vous devez toujours rester vigilant, aiguiser votre esprit : ce qui me plaît beaucoup. Dans toute création existe le désir d’embarquer le public dans une traversée qu’il n’aurait pas imaginée en termes d’images, d’idées, de réactions et d’interrogations, tout en lui faisant entrevoir que ce qui est drôle est de rendre le voyage complexe. 

Les mots induisent souvent les règles du jeu de vos performances, mais elles peuvent être parfois sans paroles. Comment avez-vous traité ici la question du langage, des mots et de leur valeur ? 

En tant qu’auteur, les mots ont une grande importance pour moi. J’essaie toujours d’être précis, d’articuler le langage de manière divertissante et subversive. En tant que metteur en scène, je suis aussi très sensible à tous les autres éléments qui font le théâtre, comme l’énergie, la temporalité, le mouvement et la façon dont les mots s’inscrivent dans les corps des interprètes. Dans L’Addition, comme nous rejouons plusieurs fois la scène, par la densité des paroles proférées, les mots perdent de leur importance, deviennent insignifiants. Ils se vident de sens pour se remplir à nouveau. Ce qui m’intéresse est la teneur de ce qui est dit quand nous parlons, mais aussi le fait que le langage est musique, texture, rythme, énergie. J’aime découvrir entre ces deux aspects de nouvelles façons de jouer. Cela demande au spectateur d’être autrement attentif. Nous avons tellement l’habitude d’entendre le texte comme un contenu que, quand nous le ressentons plus musicalement ou rythmiquement, nous perdons une partie du sens. Puis cela refait surface, différemment. Les performances théâtrales sont intéressantes car l’action est souvent synonyme d’excitation. Sur scène, tout le monde parle et court. Il y a une certaine énergie. Mais c’est toujours passionnant quand tout s’arrête, quand tout se tait, quand nous nous interrompons en plein jeu. Je pense toujours à l’équilibre entre les informations qui surgissent et viennent encombrer l’esprit, et ces moments de vide, où il ne se passe rien. De ce « rien » naît quelque chose d’incroyablement riche, s’il arrive au bon moment. Il s’agit de créer des instants où le public comble le silence et l’immobilité avec son propre imaginaire, créer des moments d’introspection. Le silence joue un rôle essentiel. 

L’Addition est cette année le spectacle itinérant au Festival d’Avignon. Comment avez-vous pensé les contraintes scéniques de ce désir de mobilité et la relation au public dans des contextes variés ? 

Ce que j’apprécie beaucoup quand je regarde une performance, c’est cette sensation que les interprètes sont en train d’inventer quelque chose, qu’ils jouent avec une matière limitée. Je ne suis pas très friand des plateaux chargés et des grandes machineries théâtrales sophistiquées. J’aime travailler à partir d’un dispositif scénique très simple comme une table, quelques chaises. C’est à partir de cette économie que l’imaginaire pourra se développer de manière libre et extraordinaire. C’est d’un décor dépouillé que l’étrange et le bizarre jaillissent. En tant que metteur en scène et spectateur, j’ai toujours aimé poser un cadre explicite et minimaliste qui sert à tordre l’espace et le temps. Pour l’itinérance, la pièce est jouée dans des contextes, des lieux et sur des plateaux différents. Le dispositif scénique se doit donc d’être léger, ce qui convient très bien pour ce genre de création épurée. Je ne vois pas cela comme un frein, j’aime ce type de situations simples qui m’obligent encore plus à travailler la complexité. C’est la magie de la performance d’advenir de l’ordinaire. Dans le processus créatif, en réfléchissant à l’itinérance, j’ai aussi souhaité donner à Bert & Nasi des outils pour communiquer directement avec le public. Pour l’itinérance, de par la nature des espaces, en extérieur, en intérieur, des lieux non conçus pour le théâtre, il me semblait qu’il y avait besoin de réfléchir autrement. C’est une performance qui va certainement se transformer au fur et à mesure des tournées car elle va se confronter à la réalité des spectateurs. Cela peut et va certainement modifier nos décisions. Nous avons toujours à apprendre du plaisir de jouer dans des différentes situations et Bertrand, Nasi et moi-même attendons cela avec impatience. 

Entretien réalisé par Malika Baaziz