Entretien avec Tim Crouch

Qu’est-ce qui vous a amené à créer vos propres spectacles ? et comment Truth’s a Dog Must to Kennel s’inscrit-il dans ce cheminement ? 

Je suis arrivé à l’écriture relativement tard, puisque j’ai écrit ma première pièce, My Arm, à l’âge de 38 ans. Il s’agissait d’une réponse émotionnelle, instinctive, aux difficultés et aux frustrations que je rencontrais alors en tant qu’acteur. Je me sentais en forte opposition avec le réalisme psychologique qui était alors largement majoritaire sur les scènes, et j’éprouvais de plus en plus le besoin d’une réflexion sur la théâtralité – non pas en termes de spectacle, mais de relation entre un acteur et un public. J’ai alors commencé à écrire mes spectacles, comme un défi lancé à ces formes théâtrales qui me posaient problème. J’ai essayé de faire le théâtre que je voulais voir. Depuis, je n’ai cessé d’écrire et d’expérimenter. Chaque pièce se nourrit des précédentes, et s’inscrit dans une réflexion autour de cette question : à quoi le public s’attache-t-il, conceptuellement, dans le théâtre ? Truth’s a Dog Must to Kennel est dans cette continuité, avec un élan de révolte en plus. Cette pièce est ma réponse, très personnelle, à la crise existentielle qu’a connue le théâtre ces trois dernières années. Depuis la pandémie et les confinements successifs, les salles de spectacle ont cherché des productions de plus en plus digitales. Or selon moi, la qualité unique du théâtre tient précisément à sa réalité matérielle : des personnes réunies dans un même lieu et dans un même temps, qui respirent le même air, voient la même chose et font ensemble l’expérience du jeu entre ces deux espaces que sont la scène et le public. Les nouvelles technologies ne peuvent pas remplacer le besoin fondamental que nous avons de pouvoir nous réunir. La solitude du digital n’est pas le théâtre, ni ce que je veux qu’il soit. 

Vous adoptez ici l’habit d’un personnage shakespearien : le fou du Roi Lear. Pourquoi ? 

Tout commence par William Shakespeare, pour un Anglais. Son influence se ressent dans la manière dont tous les dramaturges écrivent, aujourd’hui encore – et en tant qu’auteur je ne fais pas exception à la règle ! Je pense d’ailleurs que notre compréhension de ce que signifie être humain dérive de ses œuvres. Explorer ces personnages, qui sont autant d’archétypes, revient donc à explorer notre propre humanité et c’est pourquoi la transmission de cette culture me semble importante. Dès 2003, j’ai ainsi développé une série de courtes pièces pour enfants, chacune s’intéressant à un personnage secondaire tiré d’une pièce de William Shakespeare : Fleur-de-pois dans Le Songe d’une nuit d’été, Caliban dans La Tempête, Banquo dans Macbeth… En 2021, quand je me suis interrogé sur ce que je souhaitais écrire suite à la crise que le monde a connue, j’ai pensé au fou du Roi Lear. Ce personnage est intéressant, parce qu’à un moment donné de la pièce, il ou elle disparaît. Rien ne permet de savoir ce qui lui arrive. Mais j’ai eu envie d’imaginer que son départ était un choix. Le fou sort de scène, quitte la représentation et s’en va. Peut-être parce qu’il n’en peut plus. J’ai moi aussi pu ressentir ce même désir de partir, ces dernières années, en voyant l’état du monde : Trump, le Brexit, les menaces de guerre civile, la pandémie… À cette époque, beaucoup d'artistes au Royaume-Uni ont d’ailleurs pris la décision de quitter leur métier, pour la bonne raison que leur situation était devenue intenable. J’ai donc voulu explorer l’idée de partir, de déserter le théâtre, en faisant de ce personnage du fou l’élément déclencheur de l’histoire.  

Quel est ce théâtre que le personnage décide de quitter – et dont vous, Tim Crouch, cherchez à vous éloigner ?  

Pendant une partie du spectacle, je porte un casque de réalité virtuelle. À l’intérieur, il n’y a rien ! Aucune technologie moderne n’est utilisée dans ce spectacle mais, par l’emploi de cet objet, j’introduis sur scène l’image d’un monde digital. J’invite le public à concevoir que le fou, lorsqu’il porte ce casque, a la possibilité de visiter la représentation qu’il vient de quitter. Il dissèque alors, pour le public présent, cette autre salle de théâtre où continue à se jouer Le Roi Lear : un lieu capitaliste, violent, stratifié selon le prix des places, indifférent aux personnes et sans écoute entre la scène et le public, où un spectateur peut avoir une attaque et être évacué sans que le spectacle ne s’interrompe… sous ses allures de dystopie, ce théâtre fictif illustre plusieurs problématiques bien réelles aujourd’hui. À travers lui, je dresse une critique non seulement de la digitalisation, mais aussi de la manière dont le capitalisme est en train de tuer le théâtre. Le fou le dit bien, d’ailleurs : cette forme est morte et pourtant, nous continuons de forniquer avec elle sans voir qu’il s’agit d’un cadavre – un cadavre dont le cœur est toujours bien niché dans la poitrine, mais ne bat plus. Cette pièce parle donc de la mort du théâtre… mais tout en la réfutant par sa forme même. Car il s’agit résolument de spectacle vivant ! In fine, Truth’s a Dog Must to Kennel est une célébration de notre humanité et du théâtre, en tant que forme vivante. Elle a été écrite dans la lancée du confinement, avec beaucoup de colère, mais elle comporte aussi une part d’espoir. Un espoir qui se manifeste, notamment, par la simple présence d’un acteur qui s’investit pleinement dans cet acte si archaïque, si simple : raconter une histoire. À la fin de la pièce, je retire mon casque pour raconter une histoire au public, face à face ; et alors ces trois mondes, celui du Roi Lear, celui de cette autre salle de théâtre et celui du spectacle Truth’s a Dog Must to Kennel se rencontrent enfin.  

Pouvez-vous revenir sur le rapport que vous vous efforcez de développer avec le public ? 

Je crois que le véritable lieu du théâtre se situe dans la tête du spectateur. L’action scénique n’est qu’une tentative pour y déclencher quelque chose et, si nous y parvenons, le public devient alors le collaborateur ultime de l’acte théâtral. Mais je veux qu’il génère lui-même ces images, qu’il les voie, sans que j’aie à les lui montrer ! À plusieurs reprises dans cette pièce, je demande donc au public de voir avec ses oreilles. Selon moi, il s’agit là de la relation la plus responsabilisante qui soit. Le public doit écouter attentivement, car c’est ainsi qu’il pourra voir, à l’intérieur de lui – une idée d’ailleurs très shakespearienne, qui se trouve dans le prologue d’Henry V : « Suppléez par votre pensée à nos imperfections […] Figurez-vous, quand nous parlons de chevaux, que vous les voyez ». Mon travail consiste donc à être le plus précis possible dans mon écriture, non pas pour orienter le public dans un imaginaire que j’aurais prédéfini, mais au contraire pour permettre au théâtre de se produire à l’intérieur du spectateur le plus librement possible. Dans Truth’s a Dog Must to Kennel, vous voyez un acteur seul sur scène, avec un casque de réalité virtuelle sur les yeux et dans le même temps, par mon récit, vous voyez également un personnage être énucléé de la manière la plus violente qui soit. J’aime cette dualité, ce parcours en surimpression entre ce que voient les yeux et ce qu’entendent les oreilles. Par ailleurs, dans l’une des scènes du Roi Lear, un des personnages, Edgar, persuade son père aveugle qu’il est au bord d’une falaise et que s’il fait un pas en avant, il se tuera. Le père s’avance… et bien sûr, il ne meurt pas puisque la falaise n’existe pas vraiment. Mais il entre symboliquement dans une nouvelle vie. Pour moi, cette scène est une métaphore du pouvoir de suggestion du langage. Une réalité virtuelle, accessible non pas grâce à un casque en plastique, mais avec des mots ! Au fond, Truth’s a Dog Must to Kennel est d’une grande simplicité. Il y est question de la mort du théâtre – ce qui est un sujet d’une certaine gravité – mais avant tout, cette pièce est un moment de connexion et de jeu entre un acteur et un public. 

Pourquoi avoir choisi la forme d’un seul-en-scène ? 

Truth’s a Dog Must to Kennel est une pièce très personnelle, qui parle de mon rapport au théâtre et de ma réaction à la manière dont je le vois évoluer. C’est pourquoi il me semblait juste qu’elle prenne cette forme.  Je ne suis pas seul mais avec le public, dans un espace commun que nous partageons, sans séparation. Un espace utopique. Assez naturellement, ce dispositif évoque celui du stand-up qui correspond précisément au statut du fou dans Le Roi Lear. Ce personnage est un humoriste dont le rôle est de faire réfléchir les gens au monde qui les entoure. Mais il ne parvient absolument à rien… Son action, sa présence même sont un échec ! S’il part, c’est donc peut-être justement parce qu’il prend conscience que ce monde est horrible et ne peut être changé au moyen de la comédie. De la même manière, dans le contexte de tensions sociales grandissantes que nous vivons, je m’interroge sur le sens et l’efficacité de la satire.  

 Entretien réalisé par Marie C. Lobrichon