Qu’est-ce qui vous a amené à créer vos propres spectacles ?
Je suis arrivé à l’écriture relativement tard, puisque j’ai écrit ma première pièce, My Arm, à l’âge de 38 ans. Il s’agissait d’une réponse émotionnelle, instinctive, aux difficultés et aux frustrations que je rencontrais alors en tant qu’acteur. Je me sentais en forte opposition avec le réalisme psychologique qui était alors largement majoritaire sur les scènes, et j’éprouvais de plus en plus le besoin d’une réflexion sur la théâtralité – non pas en termes de spectacle, mais de relation entre un acteur et un public. J’ai alors commencé à écrire mes spectacles comme un défi lancé à ces formes théâtrales qui me posaient problème. J’ai essayé de faire le théâtre que je voulais voir. Depuis, je n’ai cessé d’écrire et d’expérimenter. Chaque pièce se nourrit des précédentes, et s’inscrit dans une réflexion autour de cette question : à quoi le public s’attache-t-il, conceptuellement, dans le théâtre ?
Quels sont, selon vous, les fondamentaux de votre théâtre ?
Dans notre culture, je suis britannique, le point focal a eu tendance à être placé sur les acteurs. Mais ce qui m’intéresse est de retourner le projecteur vers le public car je crois que le véritable lieu du théâtre se situe dans la tête du spectateur. L’action scénique n’est qu’une tentative pour y déclencher quelque chose et, si nous y parvenons, le public devient alors le collaborateur ultime de l’acte théâtral. Mon théâtre, qui a bien sûr une dimension visuelle, s’appuie donc essentiellement sur un vecteur qui permet à l’auditeur de générer sa propre réalité, une forme d’art à laquelle je voue une véritable dévotion : les mots ! Je peux montrer une photo, et tout le monde verra le même chien ; mais si je dis le mot « chien », chacun aura à l’esprit une image différente, qui est la sienne et qui a été générée par lui-même. Selon moi, il s’agit là de la relation la plus responsabilisante qui soit. Je trouve d’ailleurs très évocateur qu’en anglais, le mot audience (« public ») découle étymologiquement de « audio », l’écoute. Mon travail demande au public qu’il écoute, car c’est en écoutant qu’il pourra voir – à l’intérieur de lui.
Naturellement, pouvez-vous nous dire ce que Oak Tree, chêne en français, vous évoque ?
Quand ma première pièce a été publiée, je me suis fait la promesse que la suivante s’appellerait An Oak Tree. C’est le titre d’une œuvre d’art conceptuelle, réalisée en 1973 par l’artiste américain Michael Craig-Martin. Physiquement, elle se résume à un verre d’eau posé sur une étagère. Mais à côté de lui, se trouve un texte rédigé en forme de questions-réponses où l’artiste explique comment il a transformé ce verre d’eau en un chêne adulte. Il l’a fait sans en changer l’apparence physique ; l’œil voit un verre d’eau, mais ce n’en est plus un : il s’agit d’un chêne sous la forme d’un verre d’eau. C’est un texte très beau, drôle, léger, provocant, profond, évocateur… tout simplement époustouflant. Il m’a beaucoup marqué, notamment parce que je pense qu’il parle du théâtre : il suffit de remplacer le verre par un acteur, le chêne par un personnage. Pour le temps de la représentation, l’acteur n’est plus lui-même. Et voilà ce qu’est l’art : l’idée d’une chose à l’intérieur d’une autre ; Hamlet, à l’intérieur d’un acteur ; Elseneur, à l’intérieur d’un théâtre ; un chêne, à l’intérieur d’un verre d’eau. J’adore le fait que ce processus soit si ludique, si facile, si libre, si ouvert à tout un chacun.
Comment cette première référence très conceptuelle trouve-t-elle un écho dans l’histoire très concrète racontée dans votre spectacle ?
Chacune de mes pièces part d’abord d’une histoire, pour laquelle je cherche ensuite la meilleure forme. Dans An Oak Tree, l’histoire que je raconte est celle d’une transformation. Non plus un verre d’eau transformé en arbre, mais un arbre qui est transformé en enfant. L’histoire est simple : un père a perdu sa fille. Face à cette perte, il transforme le chêne, qui se trouvait près de là où elle a été tuée, en sa fille. Ce faisant, cet homme, qui n’est pourtant pas un artiste, réalise une œuvre d’art monumentale et sa fille est plus présente, sous la forme de cet arbre, qu’elle ne l’a sans doute jamais été quand elle était en vie. Nous pouvons nous reconnaître dans ce processus émotionnel, qui fait qu’une idée est parfois plus simple à appréhender que la réalité. Quant au deuxième personnage de la pièce, un hypnotiseur, il incarne une autre de mes théories selon laquelle tout art est une forme d’hypnose. Pour entrer dans l’œuvre, le public doit accepter de suspendre sa conscience rationnelle, comme dans la transe hypnotique. An Oak Tree réunit donc plusieurs concepts importants pour moi, qui permettent de jouer avec l’idée du théâtre et de la représentation. Mais cette pièce relève aussi d’un travail émotionnel, qui crée le lien entre le public et les acteurs.
Dans ce spectacle, il y a deux acteurs : vous-même, et un deuxième comédien qui change à chaque représentation…
La spécificité de An Oak Tree, d’un point de vue formel, tient à ce que le deuxième acteur ne doit pas avoir vu ni lu la pièce auparavant. Tout commence une heure seulement avant le spectacle, où nous nous rencontrons pour la première fois – une sorte de prologue, mais sans spectateurs – pour créer une relation de confiance entre nous. Il ou elle découvre ensuite la pièce au fur et à mesure qu’il la joue et que les répliques de son personnage, le père, lui sont transmises via une oreillette. Peu importe le sexe, le genre, l’origine, l’âge, la taille, la corpulence de l’acteur : exactement comme pour le verre d’eau de Michael Craig-Martin, son corps n’est qu’une forme que va adopter le personnage pour se manifester durant le spectacle. Comme lui, il a transformé une chose en une autre. Comme lui, il est perdu. Comme lui, il ne sait ce qui va se produire. À un autre niveau, nous pouvons aussi voir dans ce deuxième acteur un avatar du public, dont il est la projection physique du processus mental. Parce que les spectateurs savent qu’il découvre la pièce en même temps qu’eux, ils sont pleinement conscients et comprennent la sincérité, le caractère unique de ce qui se produit sous leurs yeux. Cette pièce est une aventure. Un voyage doux, sans bonne ou mauvaise manière de le parcourir, mais extrême aussi, puisque je demande à l’acteur de laisser derrière lui toutes ses certitudes afin de s’ouvrir pleinement à l’immédiateté de cette relation que nous nouons sur scène. Chaque mot que nous prononçons a été écrit, mais à part cela, toutes les directions sont possibles. À l’intérieur de la structure proposée par le texte, notre objectif, en tant qu’acteurs, est donc de dessiner notre propre chemin, en y trouvant l’espace de notre liberté. C’est précisément pour cela que j’aime le théâtre et que, même près de vingt ans après sa création, chaque représentation de An Oak Tree continue de me rendre très heureux. J’aimerais d’ailleurs ne pas avoir écrit cette pièce, pour pouvoir être cet autre acteur jeté dans l’inconnu, pleinement ouvert à ses émotions, ses capacités en éveil… pour moi, c’est le rôle rêvé !
Ce spectacle a été créé en 2005, et donné plus de 360 fois depuis. Comment évolue-t-il ?
360 représentations, cela fait 360 acteurs différents et 360 manières différentes d’aborder la pièce. J’ai été amené à jouer face à des improvisateurs, à des acteurs de cinéma comme Geoffrey Rush ou Frances McDormand, à des performeurs comme Laurie Anderson… chaque fois, la pièce se régénère grâce à cette nouvelle présence. Chaque cheminement est unique, parce qu’elle opère à un niveau atomique : à chaque instant, à chaque mot, nous avançons d’un pas dans le spectacle et nous en orientons la suite, de manière chaque fois unique, puisque chacun réagit de manière différente à un regard, à une intonation, à un geste... Pour moi aussi, l’expérience n’est jamais la même. J’établis à chaque fois une nouvelle relation artistique avec une personne que je n’ai jamais vue, sans savoir ce qu’il ou elle va apporter de neuf, ce qui signifie que je ne me lasse jamais du spectacle ! Le Festival d’Avignon sera encore une nouvelle aventure, car bien que An Oak Tree ait énormément tourné, notamment en Europe et aux États-Unis, il n’a encore jamais été donné en France. Je suis notamment très intéressé par les possibilités offertes par le jeu entre « tu » et « vous » qui existe en français, mais pas en anglais, et qui ajoutera encore à la thématique de dualité qui est au cœur de la pièce. Ce sera aussi la première fois que je jouerai cette pièce en plein air, puisqu’elle sera donnée au cloître des Célestins, dans une cour… entre deux arbres. Il y aura donc beaucoup d’arbres dans ces représentations – un conceptuel, et deux réels ! Tout ce qui est nouveau est bon. Tout ce qui empêche de se réfugier dans une habitude est une bonne chose. Et j’ai hâte de ce qui m’attend.
Entretien réalisé par Marie C. Lobrichon