Entretien avec Tiago Rodrigues

La Distance raconte la relation entre un père et sa fille, l’un résidant sur la Terre, l’autre sur Mars. Auriez-vous écrit une pièce de science-fiction ? 

Il s’agit de science-fiction parce que nous ne pouvons pas inventer une histoire qui se déroule en 2077 sans penser à l’évolution scientifique – et surtout à l’impact du développement technologique sur nos vies. En un sens, cette pièce est autant dystopique que réaliste. J’ai voulu imaginer l’espèce humaine séparée, vivant désormais sur deux planètes. Que se passe-t-il dans l’amour entre un père et sa fille lorsque la distance devient interplanétaire ? Il y a là une forme de métaphore : cette relation aurait pu être interrogée dans un même appartement ou deux lieux différents sur terre. Avec La Distance, je mets en scène un écart de générations, deux visions du monde à travers deux planètes. Que deviennent ces liens quand un voyage d’environ dix-huit mois sépare deux individus ? Quels sont les modes de communication ? Je raconte cette histoire d’un point de vue macroscopique, par la distance, et microscopique, par la relation… Sans oublier qu’aujourd’hui le pouvoir est entre les mains d’une oligarchie numérique. C’est de la science-fiction intime. J’ai approché ce questionnement avec deux comédiens d’exception, Adama Diop et Alison Dechamps. Le texte de La Distance a été pensé, composé, éprouvé, pour eux et avec eux.  

À travers une relation à la fois intime et cosmique, La Distance ne joue-t-elle pas entre anticipation et amplification ? 

Exactement. Je pointe une lentille puissante pour voir quelque chose de très petit qui se déroule dans cinquante ans. Je ne fais pas la description précise de notre société dans le futur. Je préfère raconter une histoire intime, avec tout ce qu’elle peut avoir de vulnérabilité dans ce contexte. Ce projet d’écriture m’est venu à l’esprit récemment. Il a été sans cesse nourri par ce qui se passe autour de nous chaque jour, si rapidement. Dans l’esprit d’autres œuvres dystopiques, j’ai eu envie de parler de défis proches, qui conditionnent notre avenir collectif. Nous sommes actuellement marqués par des dates, des échéances : 2030, 2050, etc. Nous vivons dans une époque de délais. Lorsque nous entendons parler du réchauffement global, nous savons que tout est chronométré. Nous vivons une époque d’angoisse commune parce que nous pressentons, ou sommes presque sûrs, de ne pas être capables d’affronter les impératifs de la science. Cette dissonance entre un objectif collectif et la réalité des pouvoirs politiques et économiques est un des paradoxes de notre temps. Comment l’expliquera-t-on aux générations futures… Ce sera le symptôme de ce que nous sommes en tant qu’espèce : une profonde contradiction entre notre immense capacité de création et notre sens de la destruction. Dans ce spectacle, 2077 devient une date-témoin après ces dates à respecter. Et s’il s’agit d’un rendez-vous manqué, comment sera-t-il vécu par nous-mêmes et par nos descendants ? La Distance réfléchit à la tâche titanesque qui nous attend pendant les cinquante ans à venir. Mais je la ressens comme quelqu’un qui, après avoir lu une encyclopédie, écrit finalement un sonnet. C’est une amplification par la miniature. 

La Distance se déroule dans le futur tout en portant la gravité de nos préoccupations actuelles. Diriez-vous qu’il s’agit d’un documentaire sur l’avenir ?  

Ce n’est pas un reportage sur l’avenir. La Distance assume son lyrisme. J’approche quelque chose de très enraciné dans notre imaginaire. Nous sommes tous des « ancêtres de l’avenir », et l’avenir nous montrera comme responsables. Que penseront les générations futures de notre époque en voyant que 1% de la population détenait le pouvoir et l’argent et fut le seul décisionnaire ? Je regarde mes ancêtres portugais du XVIe siècle comme les responsables de l’expansion maritime, de la colonisation, de l’oppression et du système d’esclavage de peuples entiers. Ce n’était certes pas la majorité des Portugais mais il s’agit de mes ancêtres. Peut-être qu’un jour, on ne sera plus capable de coexister sur Terre. Les prochaines générations vont vivre dans des conditions plus difficiles que nous. Jusqu’à présent, malgré les guerres, les épidémies, etc., une espèce d’espoir légitime faisait qu’à chaque époque, les efforts et les sacrifices avaient pour but de permettre à la génération d’après de mieux vivre.

Inventer le futur sur un plateau, n’est-ce pas questionner aussi le pouvoir du théâtre ? 

Dès l’instant où nous nous demandons ce que peut le théâtre, nous ouvrons la porte à ce qu’il doit être. Je pense avant tout que le théâtre est, aussi vrai que nous respirons. Personne n’a décidé de la fonction de la respiration ! Le théâtre fait partie de l’aventure humaine, comme le silence ou la capacité d’être touché par le vol d’un oiseau. Sa particularité, c’est qu’une fois la représentation terminée, nous passons rapidement de la poésie à la réalité. Cette forme d’art est en partie politique parce qu’elle dépend d’une assemblée humaine, d’une présence physique, d’une rencontre, de l’être-ensemble, des relations entre les individus et la cité. Le théâtre ouvre la porte au débat, au dialogue… parce qu’il y a quelqu’un à nos côtés. Quand nous terminons un livre qui nous a bouleversés, nous restons seuls, silencieux, face au livre. Avec le théâtre, nous sommes immédiatement en mouvement, dans la rue, avec les autres. Comme si nous avions tous des points d’interrogation sur le dos et marchions, aidant l’autre à côté de nous à marcher avec son propre point d’interrogation. 

Pour matérialiser cette relation filiale liée aux planètes, vous avez choisi un dispositif scénographique…  

Parler d’une relation interplanétaire, à travers laquelle nous ressentons l’éloignement et l’absence, demande à rendre sensible l’ellipse des planètes, leur mouvement, leur circularité. La présence sur scène d’un dispositif précis, en l’occurrence une tournette, un plateau rond qui tourne sur lui-même, permet d’avoir deux mondes visibles à la fois, la Terre et Mars, avec un comédien de chaque côté de la tournette. Cette scénographie exprime leur solitude : dès l’instant où le personnage est de dos, qu’il ne voit pas ou plus l’autre, il peut toutefois continuer à communiquer. Nous éprouvons alors cet état de séparation et de solitude. De même, nous pouvons voir dans le même espace, juste un instant, les deux comédiens tandis qu’ils tournent ! La vitesse de la tournette crée la possibilité d’une métrique dans l’écriture, d’un rythme dans la parole, et donc de la « quantité de mots » qui sera alors dite à ce moment-là ! Cela permet d’explorer le décalage du temps de communication entre la Terre et Mars comme de créer une forme théâtrale. 

Pour questionner la relation père-fille, vous avez choisi respectivement Adama Diop et Alison Dechamps…  

Écrire et monter une telle pièce peut nous plonger dans une certaine anxiété. Mais le faire avec un comédien comme Adama Diop n’en est pas moins un rêve ! J’ai eu l’opportunité de travailler avec lui pour la première fois en 2021 dans La Cerisaie de Tchekhov, jouée dans la Cour d’honneur du Festival d’Avignon. C’est un comédien que je suis depuis longtemps et que j’admire. J’ai développé avec lui un lien d’amitié et une grande complicité artistique. À l’aube de tout travail théâtral, il faut une rencontre avec des comédiens et une équipe artistique. Écrire pour quelqu’un, c’est toujours écrire avec quelqu’un. Je n’écris jamais avant d’avoir fait la distribution d’une pièce, et rarement avant le début des répétitions – même si je peux avoir en tête des structures, des idées. J’écris le matin pour la répétition de l’après-midi. L’écriture est le résultat d’un débat dans mon cerveau comme dans le corps et l’esprit des comédiens. Adama Diop et moi-même partageons beaucoup de préoccupations, dont une inquiétude pour l’avenir. Également le rapport à la distance : nous sommes tous les deux des « non-Français », qui travaillent en France et n’habitent plus leur pays natal. Nous avons des enfants et sommes désireux de transmettre aux nouvelles générations. Adama Diop vient d’ouvrir l’École nationale d’acteurs et d’actrices à Dakar. De mon côté, j’ai beaucoup enseigné et suis très attentif aux jeunes artistes. Dans ce cadre, j’ai rencontré Alison Dechamps, jeune comédienne récemment sortie de l’école du Théâtre national de Bretagne, à Rennes. La pièce doit beaucoup aux idées d’Adama et d’Alison, au fait que ces idées sont traversées par leur présence. 

Entretien réalisé par Marc Blanchet en février 2025