Entretien avec Tiago Rodrigues

Depuis sa création en 2013, votre spectacle By Heart (par cœur) tourne dans le monde entier. Pouvez-vous revenir sur sa genèse ? 

Son point de départ est autobiographique, et même généalogique. Depuis mon enfance au Portugal, j’ai toujours eu un lien très fort avec ma grand-mère. Ce lien s’incarne dans l’amour des livres, le partage de la lecture. En vieillissant, ma grand-mère a appris qu’elle deviendrait aveugle. Elle m’a chargé d’une mission : choisir un livre à apprendre par cœur avant de perdre la vue. Dès qu’elle a formulé cette demande, j’ai su que j’allais partager un jour cette histoire. J’en ignorais alors le dénouement. J’avais juste l’intuition qu’il s’agissait là d’un événement de ma vie personnelle, qu’il touchait à l’essence de ma pratique du théâtre, en faisant se rejoindre les questions sur le métier de comédien et l’amour de la lecture.  

Dans By Heart, votre grand-mère est une sorte de personnage central aux côtés d’écrivains d’autres temporalités, d’autres géographies…  

Ma grand-mère a grandi et vécu dans un village isolé à l’écart d’un monde lettré. Une sorte de double solitude. C’est le village de mon enfance. En proposant au public d’apprendre par cœur un poème, je propose de perpétuer le geste de ma grand-mère, de perpétuer sa voix. Si elle n’est sortie de son village que deux fois dans sa vie, depuis la création de mon spectacle, elle a visité plusieurs continents, avec plus de trois cent cinquante dates ! Elle était en vie lors de la création. J’étais en France le soir où elle est décédée. Je pensais arrêter, mais j’avais encore quelques dates à faire. Je suis parti jouer à Madrid, pensant que ce spectacle n’aurait plus aucun sens, qu’il serait trop violent à proposer… Quelque chose a toutefois continué à vivre de son geste de lecture, de son amour filial. La pièce est devenue une métaphore de notre amour réciproque. Si je la joue moins aujourd’hui, je ne cesse chaque fois d’éprouver sa présence et vois combien By Heart continue d’avoir du sens auprès du public. Depuis 2015, c’est l’unique spectacle où je continue à être sur scène en tant que comédien. Le proposer à la Cour d’honneur du Festival d’Avignon pour la 77e édition, la première pour moi, a une forte valeur symbolique. Il s’agit de partager ma vision du monde, auprès du public, des artistes, de mon équipe, lors de cette parenthèse magique que constitue le Festival d’Avignon. 

Dans By Heart apparaissent plusieurs écrivains autour d’un sonnet de William Shakespeare, entre autres Boris Pasternak, Ossip Mandelstam, Aldous Huxley, Ray Bradbury et George Steiner, décédé en 2020…  

Pendant la pièce, j’essaie d’emmener le public, ou plutôt de le perdre, dans un labyrinthe littéraire. Ce labyrinthe est à l’image des recherches que j’ai effectuées pour mener à bien la mission terrible quoique fantastique qui consistait à choisir un dernier livre pour ma grand-mère. Plongé dans ce dédale, je me suis rappelé en revenant de chez elle un entretien découvert quand j’étais dans la compagnie belge Tg Stan avec laquelle j’ai presque commencé mon parcours de comédien. Dans une émission diffusée aux Pays-Bas, Wim Kayzer s’entretient avec l’intellectuel George Steiner. Ce dernier nous raconte, parmi un nombre considérable d’anecdotes, de souvenirs, de lectures, de réflexions, combien apprendre par cœur est un geste d’amour envers les auteurs. J’ai alors décidé d’écrire à cette grande figure intellectuelle, ce que je raconte dans mon spectacle…   

Vous donnez ce spectacle en français, avec une traduction du sonnet n° 30 des Sonnets de William Shakespeare. Quelle traduction avez-vous choisie ? 

Pour la création française, voici plusieurs années au Théâtre de la Bastille, j’ai utilisé une traduction de 1912, de Charles-Marie Garnier. Malgré certains archaïsmes, elle me plaisait car elle reposait sur un travail précis sur la métrique des alexandrins. Un poème est mnémonique ; c’est une capsule pour se souvenir d’un monde entier. Seulement, et c’est un scoop, pour la première fois je vais « jouer » une nouvelle traduction. Elle est signée du célèbre duo de traducteurs, Françoise Morvan et André Markowicz. Ils ont signé la traduction de La Cerisaie d’Anton Tchekhov pour ma mise en scène de 2021. Ils ont décidé de traduire l’intégralité des Sonnets de William Shakespeare. J’en suis d’autant plus touché que c’est une représentation de By Heart qui les a incités à le faire. J’ai donc dû apprendre par cœur une traduction inédite !  

By Heart est une expérience, la création d’une communauté inattendue tandis que le spectacle « s’invente » presque sous nos yeux…  

Il y a dix chaises sur le plateau. Le spectacle ne peut commencer que lorsque dix spectateurs les occupent, avec moi comme onzième personne. Ces dix personnes se transforment peu à peu grâce à la littérature. L’effort d’apprendre par cœur devient visible. L’idée que l’apprentissage par cœur d’un poème puisse produire une communauté momentanée autant qu’un vrai collectif, est pour moi une lettre d’amour au pouvoir transformateur du théâtre, non une preuve. Depuis que je donne ce spectacle, je n’ai jamais eu la moindre impression de répétition ou de fatigue en tant que comédien. Il s’agit de vivre quelque chose ensemble, sans que rien ne vienne domestiquer ces dix participants. Chacun d’eux se rend compte au fur et à mesure du spectacle qu’il porte une responsabilité en apprenant par cœur un sonnet. By Heart relève d’un défi commun, que j’éprouve toujours dans son mélange de vulnérabilité et de fraîcheur. À travers l’apprentissage d’un poème, nous touchons à la nature imprévisible de l’acte théâtral. Et voyons comme rarement l’exercice de la mémoire en train de naître et de se faire, grâce à la puissance de la poésie. Le donner ce soir dans la Cour d’honneur, c’est à nouveau l’adresser à ma grand-mère, dans un espace plus grand que son village, avec un public dix fois plus nombreux que ses habitants…  

By Heart est un spectacle central dans votre parcours d’artiste. N’est-il pas une sorte d’autoportrait, à travers l’apprentissage d’un sonnet de William Shakespeare ? 

Dans ce spectacle, plusieurs couches s’entremêlent : la poésie, le théâtre, la liberté d’expression de certains auteurs face à un régime totalitaire. L’apprentissage par cœur n’est pas un programme politique. Il peut être cependant un outil de résistance, littéraire comme biologique, face au vieillissement. Il est en tout cas une preuve d’avenir, comme il fut et l’est encore dans les moments les plus désespérés. Nombre de personnes qui connaissent mon travail pourraient dire avec humour : « Si tu vois By Heart de Tiago Rodrigues, tu n’es pas obligé de voir le reste, tout est dedans ! » C’est peut-être vrai ! Si je devais donner une dimension historique à mon passeport, ce serait By Heart. Dans ce spectacle il y a toutes les informations nécessaires pour me laisser passer une frontière. Il concentre mes questionnements et témoigne de ma pensée théâtrale. Je rejoins Heiner Müller quand il dit que le théâtre permet de dialoguer avec les morts. À chaque représentation, je suis en dialogue avec Ray Bradbury, Boris Pasternak, également ma grand-mère et mon père. Et j’ai l’énorme chance de pouvoir travailler avec William Shakespeare. C’est une transmission à deux voies. La première est invisible, quoique presque palpable : c’est le geste de ma grand-mère, qui a « imprimé » sur moi l’amour des livres. Elle concerne aussi un érudit comme George Steiner. Cette première transmission vient de nos ancêtres, en vie ou pas, à travers des œuvres ou non. La seconde transmission s’effectue vers le public, d’autres générations. Et puis il y a ce rapport de vulnérabilité qui passe par une complicité avec les spectateurs, sur scène et dans la salle. Il est l’essence de mon travail, c’est-à-dire croire à l’imprévisibilité, un véritable danger, très heureux, propre au théâtre. Je le recherche, le provoque, pour qu’existe une grande liberté sur le plateau. Ceci, à travers une admiration profonde du texte, et le mariage improbable entre le respect de l’écriture et la liberté de l’acteur. Cette volatilité fait que By Heart peut bien se dérouler ou non. C’est une expérience toujours différente à chaque « représentation ». Et par là même, un manifeste de mon geste théâtral. Je peux donc en parler comme d’une carte de visite de mon parcours et de ma vision de la scène, c’est-à-dire un mélange entre le poétique, le politique et l’intime. J’ai exploré l’intime de façon parfois immodérée, j’en ai conscience, mea culpa ! Seulement, avec By Heart, cette traversée avec dix personnes face au public, tous ensemble, élève cette dimension  artistique et politique, et finit par atteindre à quelque chose d’une énorme intimité. La fin du spectacle est en ce sens l’un des gestes d’exposition les plus forts que je connaisse comme artiste. Je m’en rends compte à chaque fois. Je suis surpris de m’apercevoir combien j’ai oublié où cela me mène. J’ai même du mal à contrôler mon émotion…  

Entretien réalisé par Marc Blanchet