Entretien avec Thomas Ostermeier

Vous avez une relation de longue date avec l’œuvre d’Henrik Ibsen. Pourquoi avoir choisi de mettre en scène Le Canard sauvage ? 

J’ai depuis longtemps un rapport intime avec le travail du dramaturge norvégien. Une maison de poupée a été la première pièce avec laquelle j’ai vraiment eu l’impression de rencontrer son écriture. C’est avec cette pièce que j’ai pu appréhender une manière moderne de mettre en scène ses histoires en évitant l’écueil de la lenteur et des interprétations psychologiques. Ses personnages nous sont contemporains, gouvernés par le désir de s’enrichir, guidés par l’urgence de vivre, sans peur d’aller au conflit. Il fallait que les mots d’Ibsen trouvent leur résonance dans notre présent. Ibsen a écrit Le Canard sauvage deux ans après Un ennemi du peuple, que j’ai présenté à l’Opéra d’Avignon en 2012. Les deux pièces ont un rapport diamétralement opposé à la vérité. Dans Un ennemi du peuple, la vérité se doit d’être absolue quand, dans Le Canard sauvage, elle est évoquée comme un concept qui tente de se frayer un chemin dans le monde envers et contre ceux qui voudraient la dissimuler. Le Canard sauvage pourrait se lire comme une réponse à Un ennemi du peuple : toute vérité est-elle bonne à dire ou a-t-on parfois besoin de mentir pour survivre ? Une forme de dialogue semble se mettre en place entre les deux pièces.  


Est-ce pour faire résonner la pièce aujourd’hui que vous avez pris le parti de l’adapter ?  
 

Nous avons écrit une adaptation de la pièce, afin de la dépoussiérer quelque peu et d’en moderniser la langue. Certains des personnages secondaires n’existent plus, et l’histoire se déroule à notre époque. C’est la passion de la vérité qu’a le personnage idéaliste de Gregers Werle qui m’a le plus attiré : cet homme revenant dans son village natal après une longue absence semble habité par le zèle du missionnaire qui entend éclairer les gens. Cela m’a rappelé l’analyse d’un psychothérapeute américain, Brad Blanton, dans son livre intitulé Radical Honesty (« L’honnêteté radicale »), sous-titré How to transform your life by telling the truth (« Comment transformer sa vie en disant la vérité »). Cette attitude face à la vérité, ou aux mensonges, est un véritable effet de mode aux États-Unis, qui se répand aussi en Europe. Il existe des ateliers et des groupes pour cultiver cette idéologie de l’honnêteté radicale, selon lesquels on peut transformer sa vie en étant radicalement honnête sur tout, sans aucune dissimulation. La théorie veut que votre vie, même si elle peut parfois être cruelle, soit bien meilleure en étant honnête. Mentir à vos proches, à vos amis ou à vos collègues reviendrait à détruire votre vie. La seule façon d’être libre serait de dire la vérité. C’est exactement le genre d’approche que le personnage de Gregers Werle a dans la pièce d’Ibsen. Cela lui donne une personnalité étrangement actuelle, qui résonne avec les préoccupations de notre société occidentale. Dans la pièce d’Ibsen, une seconde théorie s’élève pour entrer en conflit avec celle de l’idéalisme radical. Elle est proposée par le docteur Relling, qui affirme que l’on a besoin de certains mensonges pour survivre. Nous avons aussi repensé les rôles féminins afin de leur donner une voix plus moderne et une place plus équitable que celle que leur donne la pièce du XIXe siècle. Notamment avec le personnage de l’adolescente Hedvig. Dans la pièce originelle, elle a treize ans, nous l’avons vieillie de quelques années afin que sa parole soit plus émancipée, qu’elle puisse énoncer ses propres idées et ses propres théories. 

 
Le Canard sauvage est une pièce centrée sur la famille, l’intimité et les non-dits. En la transposant à notre époque, dans quel univers l’avez-vous située ?   

L’histoire se raconte dans un intérieur privé, une maison à plusieurs pièces. Nous avons construit un plateau tournant afin de circuler facilement d’un espace à l’autre, au plus proche de l’intimité des personnages. La scène d’exposition s’ouvre sur le salon de Werle, un personnage bourgeois. Elle sert à nous révéler des indices et des secrets d’événements traumatisants du passé et nous prépare aux révélations des scènes qui suivront. Nous entrons dans un monde différent du reste de la pièce puisque la suite se déroule dans la famille Ekdal, de condition extrêmement modeste. Le grand-père de la famille Ekdal a tout perdu lors d’affaires commerciales qui ont mal tourné et, à la suite d’un détournement de fonds, s’est retrouvé en prison. L’époque est contemporaine mais le mobilier ancien et dépareillé, avec un mélange de meubles des années 1970, 1980. Tout semble assez daté dans cet univers domestique. L’espace du grenier, qui existe dans la pièce d’Ibsen, est transformé en pièce avec des arbres sur scène, un abri pour le canard sauvage blessé et d’autres animaux dont il faut s’occuper. Ce canard devient le symbole de cette famille modeste, qui lutte pour survivre malgré les déboires qu’ils ont subis. La pièce ne donne aucune réponse. Elle laisse le public face à la question centrale de la pièce : vaut-il mieux toujours dire la vérité, même si certains mensonges peuvent rendre la vie plus facile ? 

 
Propos recueillis par Moïra Dalant en février 2025