Avant de devenir un spectacle, Sea of Silence a connu différentes formes. Pouvez-vous revenir sur la genèse de ce projet au long cours ?
Le projet se décline dans plusieurs formats : installation artistique, objets-performances… L’idée était de suivre les traces de femmes qui décident de quitter leur pays d’origine. Quelles que soient les raisons de partir, elles sont toujours douloureuses. J’ai commencé ce travail il y a déjà quatre années, au cours desquelles j’ai eu l’occasion de rencontrer de nombreuses femmes. Je les ai rencontrées dans les villes où les avait menées leur exil. J’ai été fascinée par la volonté et la force de ces femmes qui rassemblent tout leur courage pour prendre le risque de traverser des frontières pour survivre et avoir une vie meilleure. La désobéissance est un acte politique. Le nombre de migrations a beaucoup augmenté durant la dernière décennie. J’ai voulu les rencontrer, pour comprendre en détail ces chemins de vie et ne pas penser la migration de manière abstraite. Je souhaitais aller plus loin, dépasser la surface. J’ai construit de vraies relations avec certaines d’entre elles.
Quelles ont été les différentes étapes ?
Un des premiers jalons qui a permis une rencontre avec le public était une installation intitulée Sculpting the silence, créée pendant la période de la pandémie, en lien avec le Chili. Nous avons utilisé trente tonnes de sel pour créer un paysage dans lequel le public pouvait circuler, accompagné d’une bande sonore et de l’écriture poétique du dramaturge Gabriel Calderón. C’était une promenade politique. Le motif de l’hésitation, où le personnage regarde en arrière durant son voyage, est un sujet courant de la littérature et du théâtre qui m’intéresse particulièrement. Ce genre de voyage, souvent long et éprouvant, tant physiquement qu’émotionnellement, raconte la transformation de l’humain au fur et à mesure qu’il se rapproche de sa destination finale. Il est un témoignage de résilience extrême. Dans ce sens, l’histoire de la femme de Loth dans le livre de la Genèse m’a beaucoup marquée : elle est transformée en statue de sel après avoir tourné la tête pour regarder Sodome, sa ville en feu qu’elle fuyait. Ces femmes n’ont pas d’autre choix que de regarder vers l’avant. C’est de cela que parle ma recherche, ce motif du voyage qui transforme l’humain et son mode de pensée, qui le conduit à mettre en place des stratégies de survivance et de résilience. Il ne s’agit pas de récolter des témoignages, ni de victimiser des personnes : je tente d’avoir une approche philosophique aussi ouverte que possible du sujet. Ce projet est traversé par le thème du colonialisme. Il est fondamentalement anticapitaliste.
Comment la communauté que vous rassemblez et le rituel inédit que vous créez portent-ils une critique du système capitaliste ?
La forme que nous présentons au Festival d’Avignon correspond à la fin de ma longue recherche. D’une certaine façon, cette pièce clôt un parcours. J’ai travaillé avec sept actrices que je ne connaissais pas pour créer un rituel qui puisse faire trembler les murs de notre monde capitaliste et colonial. J’ai souhaité que ces sept femmes, à l’inverse de celles qui ont fui, si nombreuses, leur pays, ne soient pas déracinées mais qu’elles aient au contraire décidé de rester malgré les difficultés, qu’elles soient toujours connectées aux communautés et aux langues locales. Ces femmes ont résisté à la migration. Elles viennent du Nigeria, d’Égypte, d’Indonésie, du Brésil, du Chili, du Mexique, d’Uruguay. Nous n’avons pas de langue commune ni de culture en partage. C’est une pièce pleine de désirs. Les femmes ont été réunies pour ce travail par une chaîne de mises en contact de contacts. Il s’agit de faire se rencontrer les désirs et les énergies. Nous connaissons des contes de sorcières et des chansons précoloniales. Nous formons une communauté éphémère dans un temps suspendu. Nous créons ensemble un nouveau rituel anticapitaliste, nous imaginons une stratégie nouvelle pour bousculer les idées coloniales, les frontières imposées par les pays pour justifier les guerres. Il y a un côté épique assumé dans ce rituel. Les frontières, la division du monde… Tout cela est fondamentalement politique.
Comment vous y prenez-vous pour vous détacher de ce système et imaginer d’autres possibles ?
Dans le spectacle, la multiplicité des langues et des langages nous empêche d’utiliser les modes de pensée occidentaux, patriarcaux et coloniaux. Il nous faut alors trouver une manière féminine – féministe peut-être – de repenser les choses. Nous passons par le mystère, les rituels culturels, la transformation et le partage. Dans le rituel que nous construisons ensemble, il n’y a pas d’objet, pas de produit au sens capitaliste du terme, c’est d’abord la rencontre d’un moment particulier, qui permet d’entrer dans l’intime et de pousser les murs. Évidemment, le spectacle lui-même peut être considéré comme un produit, puisqu’il est invité, programmé par un Festival avant même d’exister, avant même d’avoir un titre. Il y a un marché de la création artistique et nous en faisons partie. C’est toute la complexité de la situation. Tout l’enjeu est de comprendre comment bousculer le marché de l’art, celui de l’offre et de la demande, pour tenter de secouer notre monde capitaliste de l’intérieur.
Le rituel que vous développez s’inspire des figures des sorcières pourchassées pendant des siècles…
Nous avons beaucoup parlé de la caza de brujas, de la chasse aux sorcières qui a eu lieu entre les XVe et XVIIe siècles en Europe, pendant laquelle des dizaines de milliers de femmes ont été exécutées pour avoir pratiqué la « sorcellerie » : il s’agissait en réalité de médecine, de la préparation de concoctions et de médicaments, de divination et de magie ou encore de comportements sexuels et sociaux rejetés par les autorités religieuses, voire de simples marques sur le corps… À travers la caza de brujas, il s’agit de tuer la capacité des femmes à jouir de leur corps, à parler plus haut, à rire, à être avec d’autres femmes… Créer un langage nouveau ensemble, se rassembler, c’est une manière de reprendre le pouvoir sur tous ceux qui suivent, encore aujourd’hui, les traces de ces chasseurs de sorcières médiévaux. Le langage est acerbe, aussi corrosif que le sel qui recouvre métaphoriquement le sol, aux pieds des sept actrices.
Entretien réalisé par Moïra Dalant en février 2024