Entretien avec Tamara Al Saadi

Quelle a été la genèse de TAIRE  ?  

J’ai toujours eu une affection particulière pour le mythe d’Antigone. C’est une figure qui m’a marquée dès l’âge de quatorze ans, à l’époque où je l’ai étudiée en classe. Je m’identifiais à son histoire qui m’interpellait et me donnait du courage. Pour ce projet, je souhaitais au départ interroger des adolescentes et des adolescents habitant sur des territoires marginalisés ou victimes de ségrégation urbaine afin de faire coexister leurs regards avec des jeunes du même âge de Palestine – et plus précisément de Gaza. Il s’agissait d’observer les similitudes de vie, les effets de miroir entre deux réalités : d’une part, des lieux abandonnés par les services publics en France, d’autre part, les espaces victimes de l’occupation coloniale. Mais les événements du 7 octobre 2023 et le génocide de la population palestinienne ont coupé net ce projet en me laissant dans un état de sidération. Je ne me sentais plus en capacité ni en légitimité de mener à bien ce spectacle. Face à cette paralysie, la figure d’Antigone a refait surface, me renvoyant au sentiment d’impuissance que je portais à quatorze ans. J’ai alors décidé de la reconvoquer tout en la rapprochant de jeunes qui fréquentent des services de pédopsychiatrie. 

C’est ainsi que le personnage d’Eden a émergé  ?

Parallèlement à ces rencontres, j’ai mené beaucoup de recherches en tombant sur des termes récurrents  : éco-anxiété, facho-anxiété, augmentation du nombre de suicides chez les jeunes filles de dix à dix-huit ans… Je me suis intéressée au sujet de la dépression et des maladies psychiques chez les plus jeunes. J’ai organisé des ateliers d’écriture dans des services de pédopsychiatrie et j’ai rencontré la réalité de ces enfants. Je les ai invités à tenir des journaux de bord et à s’adresser à Antigone par le biais de l’épistolaire. J’ai souvent retrouvé l’expression d’une grande sororité dans leurs écrits : ils et elles l’encourageaient dans ses choix, dans son combat et approuvaient son courage. C’est à ce moment-là que j’ai retissé le lien qui unissait ce projet à la Palestine, à travers l’invisibilisation de l’enfance dans les crises humanitaires  ; car c’est bien ce que l’on retrouve à l’œuvre en France en 2025. Le sort des enfants placés dans l’Hexagone est de l’ordre de la crise humanitaire. Eden est née de ces rencontres. Elle est une enfant placée à l’aide sociale. Son histoire est quasi documentaire, rendant compte de choses avérées, vécues par d’autres qu’elle. En tissant sa présence à celle du mythe d’Antigone – qui fait écho pour moi à la crise palestinienne – une dramaturgie croisée a commencé à émerger.  

Le titre de la pièce TAIRE semble esquisser un certain rapport au silence et aux non-dits...

La question du silence innerve mon travail depuis le début. Ce qui est intéressant, c’est son ambivalence. Le silence peut porter les plus grandes violences comme des moments de complicité ou d’amour. Sur le plateau, je cherche à ce que ces silences deviennent des marqueurs de compréhension pour le public  ; qu’il soit possible d’entendre ce qui est dit dans les non-dits, dans les impasses de la communication. C’est quelque chose qui m’obsède à chaque étape de la création. De la dramaturgie à la direction d’acteurs et d’actrices, je cherche les bruits et les échos de ce silence. C’est une thématique que je traite ici par l’impuissance de l’enfance. Ce que j’ai constaté, c’est que cette jeunesse est prise dans un monde que l’on construit pour elle, au mépris de sa parole. Il y a une vraie impossibilité à se faire entendre. D’ailleurs, on retrouve cette injonction au silence dans l’étymologie même du mot enfant  : infans, c’est celui qui ne parle pas. Dans le spectacle, on navigue entre le silence d’Eden, victime du mutisme des autres et qui n’est pas armée pour se faire entendre, et celui d’Antigone, que j’ai réinventée comme une figure silencieuse. Elle a fait le choix de ne plus participer au monde qu’on lui propose. Elle l’observe en spectatrice, l’écoute, mais ne contribue plus au fait d’être entendue. Ces deux rapports au silence sont pour moi complémentaires. 

Comment s’est construite cette dramaturgie croisée entre le présent et la tragédie antique ? 

Je me suis penchée sur les «  zones grises  » de cette histoire en repartant des Sept contre Thèbes d’Eschyle. Cette histoire se passe avant le mythe d’Antigone et relate le combat entre Étéocle et Polynice, ses deux frères. Ce qui m’intéressait dans cet assaut, c’étaient les interactions familiales et surtout les non-dits. En repartant de la figure d’Œdipe, le père maudit de cette fratrie, je me suis rendu compte qu’il y avait un informulé dans le destin de cet enfant qui a été abandonné par ses parents et récupéré par une famille qui lui a menti sur ses origines. La violence que l’on impute à Œdipe, à savoir l’inceste et le parricide, ne sont pas uniquement de son fait. Une autre lecture est possible en rendant justice à cet enfant laissé à lui-même et poussé sans son consentement vers une vie faite d’atrocités. Cette réinterprétation du mythe s’est faite en parallèle de mon travail avec les enfants placés en institution et c’est en naviguant entre fiction et réalité que la pièce s’est construite. L’histoire d’Eden, inspirée de vies réelles, venait faire écho à la généalogie mythique d’Antigone. Dans ma réécriture, il y a aussi un effacement total de l’histoire d’Œdipe par la reine Jocaste, afin que Thèbes soit lavé de la honte de l’inceste et du parricide. Il s’agit là de reconstruire un État sur un mensonge d’État et pour moi cela fait un écho très fort à ce qu’il se passe en Palestine. Ici, Polynice devient l’enfant disqualifié du trône. Il n’est plus le frère de personne et se retrouve condamné à l’exil. Il s’agit ici de réhabiliter toutes les histoires qui risquent d’être effacées à cause des déviances fascistes et d’une réinvention de l’histoire officielle.

Cette réhabilitation a-t-elle une traduction au plateau  ? 

Nous travaillons sur une codification précise de l’espace scénique. D’un côté, il y a la réalité mythologique d’Antigone qui porte le propos épique de la pièce – en même temps qu’une esthétique et qu’une direction d’acteurs et d’actrices inspirées du conte dystopique – et de l’autre une réalité très naturaliste, très contemporaine, avec le langage des adolescentes et adolescents d’aujourd’hui. Ensuite, il y a l’écho du projet initial : l’arabe est utilisé dans les chœurs et par le coryphée pour porter la voix du peuple, cette masse dont le destin est déterminé par le choix des puissants. Je ne cherche pas, dans cette pièce, à faire un travail de dénonciation, mais à créer du commun. Lorsque l’on se saisit de sujets aussi délicats que les violences faites aux enfants ou le fascisme, je crois que le minimum c’est de prendre soin. Prendre soin de l’écoute du public pour pouvoir se faire « entendre ». Pour cela, nous convoquons beaucoup de paramètres comme l’humour, la danse, la musique, le chant, le bruitage ou encore l’artisanat de théâtre « à vue ». Tout cela permet de créer une distance qui rassure. Bien sûr, la pièce parle de violences, mais il s’agit de la retraduire au plateau, dans la mobilité des décors, dans la partition physique des acteurs et actrices afin de la rendre supportable et de laisser au public la liberté d’être actif dans son imaginaire.

Propos recueillis par Marion Guilloux en janvier 2025.