ANGELA (a strange loop) n’est pas votre premier projet qui mette en scène une protagoniste féminine.
Effectivement, il existe une filiation entre mes pièces, notamment avec la précédente qui s’intitulait Jessica, une incarnation que j’ai créée à la Volksbühne de Berlin en février 2022. Elles font partie d’une série qui semble avoir débuté avec Women in trouble en 2018. ANGELA (a strange loop) est dédiée à un personnage féminin et elle invite le public à une expérience sensorielle, visuelle et phénoménologique. J’interroge avec Angela la question de la transformation. Comment regarder une vie au microscope ? Si le personnage de Jessica apparaissait plutôt comme une figure prophétique, celui d’Angela est pris dans son quotidien. Elle est une femme somme toute assez normale bien qu’atteinte d’une maladie qui n’est pas nommée spécifiquement. J’ai été frappée par le fait qu’après la pandémie, la majorité des personnes ayant un covid long était des femmes… Le corps semble alors s’attaquer à lui-même à la manière d’une maladie auto-immune. Dans le covid long, le corps réagit longtemps après la disparition de la maladie. Pour la construction de la pièce, je ne me suis pas appuyée sur des recherches scientifiques et je n’ai pas souhaité parler des effets du covid mais cela m’a interrogée et j’y ai vu des passerelles. La maladie d’Angela s’apparente en réalité à une fièvre, elle reste assez vague. Nous entrons dans un rêve métaphysique en proie à des questions. Qu’est-ce qu’être en vie ? Que signifie souffrir ? Le personnage semble arriver à un point crucial et incontournable de sa vie où son corps dit « non » et doit s’exiler de lui-même. Nous sommes les témoins d’une disparition, sans savoir où Angela est partie. À son retour, elle raconte alors un monde parallèle, une sorte de mort, une visite dans les Enfers, à la marge du monde. Cela touche à l’étrange ou au surnaturel. J’aime flirter avec l’esthétique de la science-fiction où un même lieu peut contenir plusieurs strates de significations. Nous passons du réel au surnaturel, nous vivons dans monde puis dans un autre. Le rêve ? La réalité ? Des mondes parallèles où un même événement peut être vécu par différentes personnes et donc joués par différents acteurs. Ces troubles sensoriels qui questionnent notre conception du réel me fascinent, ils sont souvent les points de départ d’une mythologie. Nous avons besoin d’histoires pour expliquer le réel, surtout ce qui demeure difficilement explicable.
Pourriez-vous décrire votre processus d’écriture et de mise en scène de ces univers qui naviguent entre réel et surréel ?
Le travail d’écriture est un processus assez long. Je note des idées, des morceaux de dialogues entendus parfois dans la rue ou dans des vidéos YouTube ou lus dans un journal. Je rassemble ces références diverses dans un dossier à la manière d’un patchwork. Je ne m’assieds pas à une table devant une page blanche car l’écriture d’une pièce est partie intégrante de mon quotidien, des situations que je vis. La langue est assez générique. J’aime accumuler des lieux communs ou des tournures de phrases un peu banales, assez peu spécifiques. J’ai pu les entendre dans des séries télévisées ou dans une conversation sur la pluie et le beau temps. Nous ne savons jamais vraiment ce que pensent ou ressentent les personnages de la pièce. Cela crée de l’étrangeté car nous attendons que le vernis des bienséances craque à tout moment. J’ai souhaité que les spectateurs voient avant tout la chambre à coucher d’Angela et nous la découvrons dans son quotidien de youtubeuse influenceuse qui raconte sa maladie sur les réseaux sociaux. Le spectacle commence donc à la manière d’une série télévisée, avec des scènes qui se suivent, très quotidiennes, assez simples, dans un intérieur unique, la chambre d’Angela, avant de glisser dans une réalité autre, une étrangeté. J’ai écrit le texte autour de cinq figures : Angela et trois personnes de son entourage, sa mère, son petit ami et une amie proche. Le cinquième personnage est, quant à lui, une figure liminale, sorte de silhouette qui l’accompagne dans le passage vers l’étrange, dans le monde du dessous ou les Enfers si nous devons utiliser un terme qui parle à tous. La scénographie de la pièce laisse beaucoup de place à la vidéoprojection. Les murs blancs de son espace intérieur se transforment au fur et à mesure de l’histoire grâce à des images projetées qui accompagnent la réalité de son quotidien puis participent au passage dans l’espace « surnaturel ». La création sonore joue aussi une part importante dans le chemin qui nous guide vers l’étrange. L’ensemble des dialogues est pré-enregistré en studio, les voix sont redistribuées et aucun interprète ne parle directement. Cela implique un jeu très pointu et très technique de playback de leur part. Aucun son n’est alors intradiégétique, rien ne vient du plateau à proprement parler. Cela donne l’aspect d'une pantomime parfaite, un décalage subtil se crée entre le vrai et le faux, à l’intérieur du réel même.
Votre processus créatif inclut de nombreuses technologies pour questionner la perception du réel.
Je travaille avec Markus Selg, artiste multimédia, et une équipe fidèle d’artistes, dont Richard Janssen, créateur son. Ensemble avec le vidéaste Rodrik Biersteker, nous explorons souvent des formes très technologiques. Dans un de nos précédents spectacles, entièrement basé sur la réalité virtuelle, chaque spectateur portait un casque. C’est un processus créatif que nous avons l’habitude d’explorer. Pour nous, toute réalité est virtuelle... Antonin Artaud l’a, lui-même, nommée ainsi, avec l’idée que le théâtre est un lieu qui recrée, simule le réel et manipule nos perceptions. Il nous permet de remettre en question cette réalité que nous considérons souvent comme allant de soi et que nous questionnons rarement. Je cherche toujours à mettre au défi notre perception des choses, afin de déstabiliser notre discernement et mettre en doute nos certitudes. C’est ainsi que surgit une sensation de creux ou de vide infime. Dans le décalage entre le corps des acteurs et la voix enregistrée, la parole correspond aux gestes mais elle n’est pas complètement adéquate. Un léger ralenti s’immisce entre les deux et cela va perturber l’entendement et la perception d’une action. Ce non-alignement m’intéresse. Un jeu se crée dans le mouvement des corps et le rapport à la parole semble une manipulation de l’espace et du temps, à la manière d’une hypnose ou d’un état fiévreux. L’état dans lequel se trouve la protagoniste Angela. De plus, la chambre d’Angela est flanquée de deux portes. Nous jouons donc des entrées et sorties. Pénétrer un espace laisse toujours une marque et en sortir peut l’effacer comme la transformer. Le dispositif scénique, en plus d’être la chambre d’Angela, pourrait aussi bien être le décor d’un épisode de téléréalité ou d’un film. Il y a quelque chose d’assez commun dans cet espace. À la fois personnalisé mais impersonnel. Sommes-nous dans le quotidien, la réalité du personnage ? Ou dans une mise en scène de sa réalité ?
Pour l’autre réalité que va vivre votre personnage d’Angela, vous vous inspirez des rêves, vous invoquez votre attrait pour les univers science-fictionnels, vous citez aussi la mythologie…
Si je ne m’inspire pas d’un mythe en particulier, j’aime l’idée de mythologie. Je suis fascinée par la faculté que l’humain a d’expliquer et de recréer le monde par des récits relatant des faits imaginaires et fondateurs. J’ai beaucoup étudié Carl Gustav Yung et ses écrits sur la transformation et l’individuation, c’est-à-dire la capacité de distinction d’un individu par rapport à d’autres individus issus de la même espèce ou d’un même groupe voire d’une même société. J’aime aussi explorer l’idée selon laquelle nous devons plonger dans l’obscurité, ou les ténèbres selon une terminologie plus mythologique, et nous confronter à nos démons afin de parvenir à une transformation salvatrice. Ces questionnements se retrouvent dans tous les grands mythes. Nombreuses sont les histoires de voyages douloureux et dangereux en vue d’une transformation du protagoniste. Évidemment, Angela n’a pas l'ampleur d’une Odyssée, mais j’aime l’idée qu’elle soit une femme, avec une histoire très quotidienne, très ordinaire et comment cette simplicité se désintègre pour basculer vers une réalité plus complexe et souterraine. Les choses arrivent autour d’elle plus qu’elle ne les invoque. Angela demeure une énigme, nous ne savons pas vraiment ce qu’elle pense ou ce qu’elle ressent. Elle est relativement passive, à l’instar d’un écran vide sur lequel nous pouvons projeter nos propres désirs.
Markus Selg, pourriez-vous nous parler de votre pensée de la vidéo notamment dans cette collaboration avec Susanne Kennedy ?
La vidéo définit aussi bien l’environnement extérieur que le paysage intérieur de la pièce. Elle est un outil pour créer un processus interdépendant entre la scène et le jeu. Les acteurs répondent à la vidéo et vice versa. Pour cette raison, la majeure partie de la vidéo est créée pendant le processus de répétition. En tant que média temporel, il peut à la fois suivre et diriger le développement du récit. Les vidéos agissent également comme un portail entre les mondes virtuels et le monde dit réel sur scène. Je commence par créer les mondes dans lesquels la pièce se déroule comme un monde virtuel en 3D, puis dans la plupart des projets, les environnements virtuels sont transformés et matérialisés en un décor physique. Si nous créons un spectacle en réalité virtuelle, nous devons alors aider le public physique à entrer dans le monde virtuel. Le contenu de la vidéo est créé à l’aide de méthodes très différentes : générateurs de fractales 3D, réseaux de neurones, logiciel de modélisation 3D... Dans Angela, l’architecture vidéo de sa chambre reflète le processus qu’elle traverse. La fractalité et les boucles sont des moyens structurels importants pour zoomer et dézoomer tout en plongeant de plus en plus profondément dans la vie du personnage.
Entretien réalisé par Moïra Dalant