Entretien avec Servane Dècle et Milo Rau

Comment l’idée de cette soirée est-elle née ?  

Milo Rau : Je suis venu plusieurs fois au Festival d’Avignon pour présenter mon travail. Les affaires judiciaires, les procès et leur traitement au théâtre font partie intégrante de mon identité artistique. Aussi ai-je naturellement suivi de près le procès Pelicot. 

Le procès a duré plus de trois mois et il était impossible de faire des enregistrements audio dans la salle d’audience à Avignon. Comment avez-vous abordé cette immense quantité de matériel ? 

Servane Dècle : Nous travaillons à partir des notes de journalistes qui ont couvert près de six cents heures d’audience. Ce sont des sources extrêmement précieuses pour nous. Nous avons ensuite entamé un certain nombre de conversations individuelles avec des journalistes, mais aussi avec un groupe de chercheurs du Centre Norbert Elias, avec l’un des procureurs du procès, avec les avocats de Mme Pelicot, Antoine Camus et Stéphane Babonneau, ainsi qu’avec des associations féministes et des Avignonnaises qui ont assisté au procès. Il était essentiel de constituer ce collectif autour de nous pour saisir le sujet dans sa complexité. Pas moins de quatre livres ont déjà été publiés à peine trois mois après le verdict ! Il y a clairement un besoin de parler de cette affaire. Nous voulons continuer à faire vivre l’histoire racontée par ce procès, au théâtre. La première chose qui frappe dans cette affaire c’est sa dimension extraordinaire, mais nous sommes tout aussi intéressés par ses dimensions plus discrètes, moins visibles et peut-être plus structurelles. Nous ne pouvons reconstituer le procès Pelicot dans son entièreté, mais nous pouvons en faire entendre une partie et tirer les fils des questions qu’il pose. D’un point de vue dramaturgique, nous adoptons une approche concise et analytique pour apporter un éclairage sur les causes profondes des actes jugés. Diriez-vous qu’il s’agit d’une tentative de reconstitution complète de l’affaire, ce qui constituerait déjà en soi un acte politique de mémoire ?  

Diriez-vous qu’il s’agit d’une tentative de reconstitution complète de l’affaire, ce qui constituerait déjà en soi un acte politique de mémoire ?  

M. R. : D’une certaine manière, nous sortons cette affaire de la mémoire collective pour la reconstituer à Vienne puis à Avignon. Nous avons décidé de présenter cette lecture dans un espace sacré – le cloître des Carmes – comme une allégorie du chemin de croix. Nous avons volontairement choisi un format simple pour cette soirée car, d’après mon expérience, c’est la manière la plus convaincante de raconter cette histoire. 

Servane, que représente pour vous la figure de Gisèle Pelicot ?  

S. D. : En rendant le procès public, Gisèle Pelicot a réussi à opérer un basculement incroyable : elle a fait « changer la honte de camp », en forçant les accusés à répondre de leurs actes publiquement. Depuis, dans de nombreux procès, des victimes ont évoqué à quel point son courage les avait inspirées. Cette soirée entend rendre hommage à son geste, tout en prenant garde au danger qu’il peut y avoir à placer quelqu’un sur un piédestal. Beaucoup de féministes l’ont souligné : Que signifie mettre constamment l’accent sur son courage exemplaire pour celles et ceux qui dans des situations similaires ne peuvent pas prendre la parole publiquement ? Le mode de vie de Gisèle Pelicot a fréquemment été décrit comme « irréprochable ». Est-ce à dire que certaines victimes ne seraient pas « irréprochables » ? Qu’il y aurait de « bonnes » et de « mauvaises » victimes et que, dans ce dernier cas, les crimes commis à leur encontre seraient moins cruels ? Je voudrais interroger ce besoin inquiétant que nous avons « d’innocence » quand il s’agit d’éprouver de l’empathie. 

Notre système judiciaire repose sur des structures de pouvoir patriarcales. Concrètement, cela signifie que le genre influence non seulement les verdicts, mais aussi la crédibilité des témoins et la perception publique. Comment intégrez-vous cet état de fait dans votre travail ?  

S. D. : D’innombrables stéréotypes sexuels et sexistes ont été propagés à la fois dans la salle d’audience et dans les médias qui couvraient le procès. Même face à des enregistrements vidéo, nombre des accusés ont nié avoir violé Gisèle Pelicot. Je pense qu’il est crucial de reconnaître la banalité de ces crimes et de mettre en lumière la culture qui les rend possibles. 

M. R. : D’un point de vue sociologique ou philosophique, cette affaire est une étude empirique involontaire sur l’omniprésence du patriarcat et de la culture du viol qui imprègnent nos vies, et ce malgré des décennies de campagnes de sensibilisation, l’évolution des lois et le retentissement du mouvement #MeToo qui a amplifié les voix des victimes. C’est comme si nous disions : « Nous avons mis en lumière cette partie, mais il en reste une autre, qui est encore complètement cachée ». Et cette partie-là reste inchangée. 

S. D. : Oui, le procès Pelicot n’est pas une note de bas de page qu’on peut mettre sous le tapis de l’Histoire. Dans l’une de ses tribunes parues dans Le Monde, la journaliste Hélène Devynck citait Virginia Woolf, qui estimait que le patriarcat est au foyer ce que le fascisme est au monde. Le patriarcat ne reste évidemment pas confiné au foyer, mais c’est une composante fondamentale de notre structure domestique. Masculinisme et néofascisme avancent aujourd’hui main dans la main de manière évidente. Et pour moi c’est une boussole dans le travail : tant que le patriarcat continuera de détruire des vies, tant que les hommes chercheront le pouvoir par la domination, le fascisme continuera de grandir. En tant qu’artiste et activiste, je pense que la réflexion sur le procès Pelicot pointe un enjeu fondamental de notre époque. 

D’un point de vue féministe, la question se pose de savoir si parler du viol invite au sensationnalisme ou au voyeurisme, et dans quelle mesure cela peut être, même involontairement, une source de nouveaux traumatismes. Comment abordez-vous les descriptions parfois très explicites et détaillées des viols dans ce travail ?  

S. D. : Pendant le procès, il est devenu clair que la plupart des accusés étaient incapables de considérer une femme comme un sujet et non comme un objet. Ils ne faisaient aucune distinction entre sexe, violence sexuelle et viol. Même si le cadre judiciaire ne permet pas d’accéder au fond de la pensée de ses hommes, ces déclarations révèlent des attitudes largement partagées dans notre société, qu’on doit être capable de questionner ouvertement. Gisèle Pelicot n’est pas seulement une victime, mais aussi une survivante de la violence patriarcale. Et c’est elle qui nous a demandé de regarder ce procès et le monde qui l’entoure. 

 

Entretien réalisé par Natalie Assmann le 16 mars 2025 pour le Festival de Vienne (Wiener Festwochen)