Entretien avec Selma et Sofiane Ouissi

Comment s’est faite votre rencontre avec les potières de la ville de Sejnane en Tunisie  ?

Selma : Je suis tombée par hasard sur une poterie dans la vitrine d’une galerie d’art à Paris. J’ai tout de suite reconnu la statuette anthropomorphe des femmes de cette région. Cette poupée de Sejnane était vendue à un prix absolument mirobolant et, en connaissant la précarité dans laquelle ces femmes survivent, j’ai été saisie par un sentiment d’injustice. Sejnane est l’un des territoires les plus pauvres de la Tunisie. Les femmes qui y travaillent possèdent un savoir-faire vieux de trois  mille  ans. C’est un geste précieux qui se transmet de mères en filles. Elles vendent ensuite leurs œuvres au bord des routes à des prix dérisoires pour faire vivre leur foyer. Face à cette vitrine, j’ai vu le fossé entre un artisanat en passe de disparaître et la bulle spéculative dont le marché de l’art avait entouré cet objet – étant entendu que les profits de la vente de cette œuvre n’avaient pas vocation à être reversés à ces femmes.

Sofiane : Lorsque Selma m’a appelé pour me faire part de cette découverte, nous avons décidé d’aller à la rencontre de ces femmes– environ une soixantaine. Nous nous sommes rendu compte qu’elles vivaient dans des hameaux disparates, éloignés les uns des autres. Elles sont environ deux cent trente sur le territoire, mais ne se voient jamais, excepté pour les mariages et les enterrements. De fait, elles ne travaillent pas ensemble. Ces femmes sont exploitées, immergées dans un système concurrentiel à cause des difficultés économiques de ce territoire. C’est à partir de ce constat que nous avons décidé de créer la fabrique artistique d’espace populaire Laaroussa, une communauté humaine autogérée où la création devient vecteur de dignité humaine. D’autres artistes nous ont rejoints pour dénoncer la rudesse de ces conditions de travail, interroger la physicalité, la puissance et la maîtrise de ces femmes. C’est à la croisée de nos disciplines respectives qu’est né ce projet, dans le respect des pratiques de chacun et de chacune. Il s’agissait de proposer un laboratoire réflexif, ancré et contextuel. 

Quel a été votre protocole de travail sur place  ? Comment la danse est-elle entrée en écho avec leurs gestes  ?

Sofiane : Ces artisanes céramistes maîtrisent un potentiel artistique puissant. Il s’agit d’un savoir ancien, anthropologique. C’est un héritage qu’elles portent, mais qui est également dicté par le besoin et la nécessité : ces gestes leur permettent de vivre. Dans la fabrication de ces poupées, il y a leur souffle intime. Quand on les regarde travailler, on a la sensation d’être en présence de déesses qui insufflent la vie. Nous nous sommes demandé comment créer une esthétique du présent autour de leur travail. Comment les rendre visibles  ? Nous nous sommes retrouvés face à une urgence en prenant conscience que ce geste n’était archivé nulle part. Nous avons alors décidé d’écrire une partition qui ne s’inspire d’aucun système de notation existant, afin que ces symboles puissent être lus par toutes. Il s’agissait pour nous de rendre hommage à l’histoire de ce territoire et à la valeur de ces femmes. Ce premier geste était une offrande.

Selma : Nous avons essayé de comprendre les densités, les nuances de leur travail, en mettant les mains dans la terre, en observant leurs postures, leur engagement, leur façon de donner forme à la matière. Leur gestuelle est performative, elle embrasse le monde qu’elles pétrissent.  Il y a une rythmique à l’œuvre, des colorations musicales, des silences… Nous avons travaillé avec une lignée de trois femmes – Jemaa qui représente une archive du savoir-faire ancestral, disparue récemment, sa fille Cherifa et sa petite fille Lamia – pour nous concentrer sur la précision des gestes qu’elles se partagent. Il s’agissait de rendre compte de la porosité d’état à état, entre nous,  observatrices et observateurs, et elles, créatrices, qui, par la maîtrise de leur art, venaient modifier quelque chose en nous. C’est à partir de ces longs temps d’observation que nous avons construit un espace commun. Pour nous, il s’agit d’une recherche essentielle  : réinventer des espaces rêvés qui unissent, tout en respectant la singularité de chacune et de chacun.

Sofiane : En conversation avec la réalisatrice Cécile Thuillier, nous avons aussi voulu rendre compte de cette recherche sous forme de documentaire. Nous avons présenté cette vidéo de onze minutes aux femmes de Sejnane. Il s’agissait réellement d’un échange entre notre pratique de la danse et leur travail de la matière. Chacun, chacune, à notre manière, nous travaillons sur le corps, dans la multiplicité de ses perceptions. Nous cherchions à partager un souffle collectif, à établir ensemble un espace intime qui ne comporterait plus de frontières.

Vous avez créé Laaroussa Duetto en 2013, quelle a été ensuite la nécessité de réinventer cette pièce pour un quartet ?

Selma : Suite à une conversation avec Okwui  Enwezor – curateur d’art, disparu en 2019 –, la vidéo que nous avons présenté à Sejnane a été projetée dans de nombreux musées dans le cadre d’expositions, de triennales, de biennales… Au départ, nous nous sentions mal à l’aise avec cette circulation dans des lieux institutionnels, éloignés de la réalité de ce territoire, car l’intention première était d’offrir un objet esthétique – ici cette vidéo – aux femmes potières. Puis, nous avons compris que c’était une autre manière de valoriser le savoir-faire ancestral de ces femmes. Nous avons créé Laaroussa Duetto au KunstenFestivaldesarts en 2013. Il s’agissait déjà d’une pièce qui reprenait la structure du choréodocumentaire et qui nous permettait d’exposer notre matériel de travail, dans la continuité de cette recherche sur la gestuelle ancestrale. Elle nous permettait d’appliquer au plateau ce vocabulaire que nous avions créé à Sejnane, tout en nous décalant peu à peu de notre expérience sur place. Nous avons commencé à travailler autour du format sonate, avec un duo pour violon et violoncelle et à inventer une œuvre en trois mouvements (Allegro, Adagio et Rondo), inspirée des gestes des femmes et du répertoire de gestes.

Sofiane : La création de ce quartet pour trois danseuses et une pianiste – qui fait suite à l’invitation du Festival d’Avignon – nous donne l’opportunité de transmettre pour la première fois nos protocoles et partitions chorégraphiques à des professionnels de la scène de danse contemporaine. Sur le plateau, nous retrouvons la vidéo projetée, qui fait le lien avec la performance. Dans ce film, nous faisons de brèves apparitions avec Selma. Les soixante femmes potières apparaissent à l’écran. On assiste à la transformation du geste par les interprètes, à leur relecture, autant d’un point de vue chorégraphique que musical. Ces trois niveaux d’interprétations cohabitent, se rencontrent pour parler du lien qui nous unit à ce territoire, à cette histoire, le tout rythmé par la précieuse composition musicale d’Aisha Orazbayeva. 

 

Propos recueillis par Marion Guilloux en février 2025.