Entretien avec Rébecca Chaillon

Depuis sa première version, un duo créé à Paris en 2018, Carte noire nommée désir, a connu plusieurs formes. Comment situez-vous cette pièce dans votre parcours ?  

En 2014, j’ai participé à Ouvrir la Voix / Speak Up, un documentaire signé Amandine Gay. Réalisé à partir d’entretiens, le film donne la parole à vingt-quatre femmes afro-descendantes. Elles évoquent leurs conditions de femmes noires et leurs récits pointent des discriminations systémiques comme le sexisme et le racisme. J’ai pris alors conscience, de manière aiguë, de ma situation de Française noire originaire de la Martinique. Du racisme que j’ai vécu. Des multiples tensions et paradoxes auxquels j’étais exposée quand il s’agissait de penser l’amour, le désir, le regard des autres. À cette époque a commencé, pour moi, une intense période d’éducation alternative à travers le militantisme antiraciste, l’afroféminisme et l’activisme queer. En 2017, la fondation Lafayette Anticipations m’a proposé de travailler sur le principe de la désidentification comme passage lors d’un marathon éditorial destiné à alimenter en articles Wikipédia. Un projet censé noircir et queeriser l’encyclopédie participative en ligne pour lequel j’ai créé une performance intitulée Whitewashing, qui nous interrogeait sur le phénomène du blanchiment de la peau pratiqué par les femmes noires. L’année suivante, le Théâtre de la Loge, à Paris, m’a donné carte blanche. Je sortais des camps d’été décoloniaux, d’une intense période de conscientisation et de militantisme afroféministe. Avec humour, je leur ai proposé une carte noire… Au départ, il s’agissait d’un duo réalisé avec Aurore Déon. Un travail né de notre complicité mais aussi d’une réflexion partagée sur la manière dont le désir des femmes noires a été construit, notamment par la publicité. Ces fameuses injonctions parfois paradoxales. Cette pièce contenait déjà les grands principes de ce qu’est aujourd’hui Carte noire nommée désir. Chaque soir, des complices rejoignaient le spectacle pour construire avec nous des images plastiques. Cela nous a donné envie d’être plus nombreuses au plateau. Aurore et moi avons la même carnation et partageons des origines martiniquaises, un même parcours universitaire et d’interprète. Nous avons donc décidé d’enrichir la pièce de personnalités issues de milieux sociaux divers, n’ayant pas les mêmes origines ethniques. 

Qui sont ces femmes dont les récits nous permettent d’appréhender ce désir – très politique – pour le corps des femmes noires ? Un rapport forgé à grands coups de stéréotypes comme le suggère ce slogan publicitaire des années 1990 pour une marque de café qui est devenu le titre du spectacle. 

Pour ce projet, la constitution du groupe a été fondamentale. Ces femmes sont toutes des créatrices mais n’ont pas toutes les mêmes parcours artistiques. Elles viennent de la performance, du théâtre, des beaux-arts, du cirque, de l’art lyrique. Elles sont multiples. Certaines sont isolées dans leur domaine car très peu de femmes noires sont présentes dans le monde de l’art. Nous formons un ensemble hétérogène, chacune affirmant sa propre individualité, dans sa force autant que dans sa vulnérabilité. Cette diversité m’apparaît absolument essentielle. À mes côtés, on retrouve ma complice Aurore Déon, metteuse en scène, autrice et comédienne, mais aussi Fatou Siby, qui est cuisinière, animatrice radio et directrice de centre social et qui depuis plus de vingt ans participe aux Ceméa, un mouvement d’éducation populaire. Avec elle, par exemple, nous nous sommes penchées sur l’émancipation par le jeu. Elle est également autrice et vient de créer un seule-en-scène, poussée par la nécessité de s’exprimer avec les outils du théâtre. Sa classe sociale, son prénom, le mariage forcé, l’excision, la polygamie : de nombreux clichés sur la femme noire africaine dark skin (de peau foncée) peuvent s’attacher à elle… Maëva Husband est comédienne. Métisse, elle a la peau plutôt claire et n’a jamais voulu prendre en charge véritablement cette question de la carnation dans sa carrière, pourtant aujourd’hui elle s’interroge sur le regard que l’on porte sur elle. Estelle Borel est circassienne et suisse. Adoptée, elle a des choses à nommer, à raconter, à chercher par rapport à sa couleur de peau, ses origines. Elle crée des images fortes, en équilibre entre la puissance de son physique et la fragilité du fil sur lequel elle se déplace suspendue. Makeda Monnet est chanteuse lyrique et harpiste, mais son répertoire ne se résume pas au classique, sa culture est plus vaste. On s’est d’ailleurs rencontrées sur le tournage du clip du rappeur Casey. Ophélie Mac est une artiste afroféministe activiste qui se définit comme céramiste-performeuse. Résidant en Belgique, son travail est surprenant, elle dirige le collectif Fatsabbats qui organise des événements mélangeant soins, fêtes et arts pluriels pour la communauté afro-queer. Toutes ces femmes incarnent des fantasmes, voire des personnages que je ne pouvais pas me permettre de porter, car ils ne traduisent pas mon histoire. Elles sont toutes artistes et, comme moi, ont le désir de défricher leur zone des stéréotypes. Il est donc très important que ces interprètes qui ont accepté de travailler sur leur vécu, à partir de leurs expériences, soient autrices de leurs propres récits. La parole nous a trop longtemps été confisquée. C’est en cela que cette intimité que j’expose est un geste artistique aussi humain que politique. Le titre ne fait pas seulement référence à la publicité. Il évoque la richesse des métaphores alimentaires, sucrées ou salées, utilisées pour décrire les peaux non blanches. En les comparant systématiquement à du chocolat ou au café, nous avons fini par oublier que ces produits résultaient hier de la colonisation et de l’asservissement des populations noires, et aujourd’hui de l’exploitation économique de travailleurs noirs ou non blancs. Reprendre ce slogan me permet donc de dénoncer frontalement un phénomène socioculturel presque anthropophage !  

D’un point de vue dramaturgique, comment traitez-vous ces sujets, encore peu représentés au théâtre comme sur l’ensemble de la scène culturelle ?  

J’essaie de raconter le désir pour les femmes noires dans le contexte français en me demandant quelles sont les références, les modèles, qui l’ont construit. Et le constat n’est pas brillant. La plupart du temps, le corps des femmes noires a été hypersexualisé, objectivé, animalisé, tandis qu’il est encore difficile, et même impossible, de traiter des corps blancs et des privilèges qui en découlent. Le point de vue essentiellement masculin sur nos vécus de femmes noires a structuré tout un pan de notre imaginaire collectif et a véhiculé l’omniprésence de ce genre de discours. Et en même temps, ces femmes sont serveuses, nounous, femmes de ménage ; elles sont « aux services ». Tellement asservies « au service » qu’il leur est presque impossible de prendre soin d’elles, de leurs peaux, de leurs cheveux, de leur santé mentale… Même si mon théâtre accueille la parole réelle, parce que je travaille à partir d’un principe de vérité et de transparence, je ne fais pas pour autant un théâtre documentaire : tout mon travail consiste à me demander comment traiter la performance dans un spectacle. Comment tisser ensemble deux types de narrations pour raconter une histoire plus vaste ? Il y a donc une phase d’écriture importante car j’ai souhaité un texte proche du conte. Inspirée par Aimé Césaire, Audre Lorde entre autres, j’essaie de faire entendre une parole poétique, à résonance afro-fantastique ou afro-futuriste. C’est un récit assez long que nous déposons devant le public. Mais une fois notre histoire dite, à quoi pouvons-nous rêver ? Comment pouvons-nous nous transformer et nous transporter dans le futur ? Les images plastiques qui se construisent au plateau sont des métaphores issues de la pop culture qui nous a construites. Mais nous souhaitons les dépasser. C’est un spectacle qui empuissance les femmes noires... 

Entretien réalisé par Francis Cossu