Entretien avec Radouan Mriziga

Votre projet Magec / the Desert s’inscrit dans une trilogie consacrée au désert, à la montagne et à la mer. Pourquoi avez-vous choisi ces espaces comme axes de création ? 

Lors de mes précédentes recherches sur l’histoire de l’Afrique du Nord à travers le prisme de la culture amazighe, peuple indigène dont je partage l’héritage, ces trois lieux revenaient sans cesse : la mer, la montagne et le désert. Ce sont des territoires de passage, de transformation, des espaces où l’on est confronté à la nature dans son immensité, mais aussi à la mémoire des peuples qui les habitent depuis des siècles. Avec Magec / the Desert, j’ai voulu explorer le désert autrement. Il est souvent perçu comme un vide, une absence, un lieu sans culture ni vie, à tel point que la France s’est permis d’y faire des essais nucléaires jusque dans les années 1990. Pourtant, les déserts sont des réservoirs de savoirs, des espaces poétiques et politiques où les populations ont développé des modes de vie en symbiose avec l’environnement. C’est une terre de spiritualité et de transmission. Le Sahara, le désert d’Arabie, les steppes d’Asie centrale ou encore les déserts américains partagent une même richesse culturelle et symbolique. Ils ont inspiré des poèmes, des musiques, des architectures, et façonné des formes de résistance face aux changements climatiques et impérialistes. À travers la danse, je cherche à révéler cette profondeur cachée du désert, à en extraire la sagesse ancestrale. Mon objectif est de ne pas me limiter à une représentation esthétique, mais de comprendre ce que ces espaces nous enseignent sur notre relation au monde, au temps et à nous-mêmes.  

 

Vous avez mené une immersion dans le désert avec votre équipe de danseurs et de danseuses. Comment cette expérience a-t-elle influencé la création du spectacle ? 

Passer du temps dans le désert était une étape essentielle du projet. Nous y avons vécu plusieurs jours, en marchant, en observant, en expérimentant l’espace dans sa singularité. Il ne s’agissait pas seulement de s’imprégner de l’atmosphère, mais de ressentir physiquement la relation à la lumière, au vent, à l’immensité et à sa texture si singulière. Ce qui m’a particulièrement marqué, c’est la manière dont le désert est en perpétuel mouvement. Contrairement à l’idée que l’on a d’un paysage figé, il est en constante transformation : les dunes changent, la lumière modifie la perception des formes, les ombres dessinent de nouvelles géographies, des géographies interconnectées, hybrides. Cette fluidité a nourri ma réflexion sur le temps et l’espace dans la danse. Sur le plan chorégraphique, cette expérience a influencé la manière dont nous travaillons avec la lenteur, la répétition, l’effacement et l’apparition. Le corps n’est plus seulement en mouvement, il dialogue avec un environnement en mutation. Cela nous a aussi amenés à explorer des gestuelles inspirées des modes de déplacement des habitants du désert, ainsi que des références aux animaux et aux éléments naturels qui le peuplent. Parce que le mouvement est toujours une émotion, la recherche d’une harmonie entre l’âme, l’esprit et le corps. Paradoxalement, la danse nous permet d’incarner des êtres et des récits qui diffèrent radicalement de notre expérience humaine. C’est une transformation qui nous déplace, nous fait changer de perspective en ouvrant la possibilité d’adopter celle d’une plante ou d’un animal. Une façon d’interroger nos liens avec la nature loin de la binarité habituelle. Cette immersion dans le désert nous a également permis de collecter des sons, des images, des textes, qui sont intégrés dans la création sous forme de projections ou de compositions sonores. Le désert est un espace de résonance : les sons y portent différemment, les silences y ont une densité particulière. Nous avons cherché à traduire cette sensation dans la pièce, en jouant avec les contrastes entre présence et absence, intensité et retenue.  

 

Le cadran solaire est l’une des métaphores centrales de votre pièce. Pourquoi avoir choisi ce symbole ? Y a-t-il d’autres inspirations qui ont guidé votre travail ? 

Visuellement, le spectacle est inspiré par un élément fondamental du désert : la lumière. Le cadran solaire s’est très vite imposé. Il symbolise le rapport au temps, la manière dont les ombres et la lumière structurent l’espace. Cette idée est omniprésente dans la mise en scène, que ce soit à travers la chorégraphie, la scénographie ou la manière dont nous jouons avec la temporalité. Le titre Magec / the Desert reflète cette approche : Magec est à la fois une évocation de la magie du désert et une référence à Magec, le dieu amazigh du soleil des îles Canaries. Le soleil et l’ombre sont les éléments primordiaux de la vie dans ces territoires, et ils sont au cœur de cette création. Les costumes s’inspirent des animaux et des plantes autochtones, mais aussi des motifs trouvés dans les peintures rupestres et les danses traditionnelles des peuples nomades. Nous avons travaillé à partir des gestuelles observées, toute une grammaire des corps qui a été influencée par l’environnement en même temps qu’elle l’a influencé. Le mouvement se nourrit aussi de multiples résonances. Il est traversé par les écrits de Maïa Tellit Hawad, chercheuse franco-touareg et de Hawad Mahmoudan, poète et écrivain. Concernant l’univers sonore du spectacle, il s’appuie principalement sur les compositions et musiques de Deena Abdelwahed. Il y a aussi une vidéo et des projections de textes en plusieurs langues. Pour la première fois, j’ai décidé d’utiliser des sous-titres comme un élément visuel à part entière, non pas comme une simple traduction, mais comme un prolongement de la scénographie. Afin d’ouvrir l’œuvre à un public international tout en conservant un fort ancrage dans les langues et les cultures d’origine. 

Propos recueillis par Julie Ruocco en janvier 2025.