Entretien avec Pauline Bayle

Plongée dans l’univers de Virginia Woolf, Écrire sa vie a trouvé sa première inspiration dans Les Vagues. Pourriez-vous nous raconter votre rencontre avec cette œuvre et l’envie de la porter au théâtre ?  

Je suis passionnée par Virginia Woolf depuis des années et ses mots sont nichés au creux de ma mémoire intellectuelle et émotionnelle. En mars 2020, durant le premier confinement, j’ai relu Les Vagues et j’en suis restée sidérée. Le chaos de la pandémie, l’impact de celle-ci sur nos vies et l’incertitude de la période à venir ont trouvé un écho très fort dans cette lecture, tant Virginia Woolf met magnifiquement en lumière l’implacable force qui gouverne nos vies et le temps qui passe sur lequel nous n’avons aucune prise. Les personnages des Vagues m’ont bouleversée, car ils se jettent envers et contre tout dans l’existence, et embrassent cette condition humaine à laquelle personne ne peut échapper avec une soif absolue d’intensité. À partir de là, je me suis replongée dans l’ensemble de l’œuvre de Virginia Woolf, découvrant ou redécouvrant la puissance étincelante de son écriture et de sa pensée. Les Vagues ont ainsi été un point de départ et, si j’ai conservé la structure du récit d’apprentissage qui suit une bande d’amis inséparables de l’enfance à l’âge adulte, j’ai en revanche puisé dans l’ensemble du reste de son œuvre. L’écriture du spectacle s’est ainsi nourrie d’une multitude d’autres extraits de ses romans, mais également de ses essais, de son journal ou de sa correspondance. 

 La place du langage a une place essentielle dans l’écriture de Virginia Woolf , comment vous êtes-vous emparée de cette question dans votre création ? 

Pour Virginia Woolf, la présence au monde advient avant tout par la capacité à formuler ce que l’on ressent. Si les personnages sont tous dotés de personnalités très différentes, ils se rejoignent tous dans l’importance qu’ils confèrent au langage. Les mots sont comme une planche de salut, un radeau auquel ils s’accrochent pour ne pas se noyer. S’ils parlent, c’est pour survivre. Cette puissance du langage dans l’œuvre de Virginia Woolf crée une tension entre la peur de ne jamais pouvoir être compris, de ne jamais trouver le mot juste pour sortir de la solitude, et l’envie d’essayer, d’esquisser l’irrésistible tentative d’un lien entre deux êtres humains. Les mots ainsi échangés racontent la façon dont le dialogue peut faire et défaire les personnes et comment, à travers eux, on se confronte à autrui pour peut-être sortir de l’échange à jamais. Ces personnages partagent ce qui les rassemble comme ce qui les abîme, et à travers leurs voix, Virginia Woolf dessine en creux sa propre naissance en tant qu’autrice. 

Voyez-vous une relation entre le récit écrit par Virginia Woolf et sa propre vie d’autrice ?   

À la lecture de son journal, Virginia Woolf semble être obsédée par une question : comment écrire lorsque le futur n’existe pas ? Très tôt, sa vie a été marquée par l’incertitude et le chaos, rendant impossible toute projection dans l’avenir aussi bien au niveau intime que politique. Intime d’abord parce que la mort fait irruption dans sa vie de façon très violente : en moins de dix ans, elle perd sa mère, sa demi-sœur, son père, et enfin son frère, qu’elle aimait tous profondément. Ces deuils laisseront une empreinte fondamentale dans son rapport à l’existence. Politique ensuite, car elle a 32 ans lorsque la Première Guerre mondiale éclate et fracture toute l’Europe. Le choc et le traumatisme liés à ce conflit ne s’effaceront que pour voir émerger la montée des fascismes et la menace de la Seconde Guerre mondiale. Ce qui me fascine chez Virginia Woolf, c’est la façon dont ces chocs et cette instabilité ont été à la source de sa vocation d’écrivaine et comment elle s’en est emparée pour créer une matière littéraire d’une somptueuse poésie. La puissance de son œuvre a longtemps été circonscrite à une poésie de l’intériorité pensée par une femme fragile et mélancolique. Il s’agit à mon sens de bien plus que de cela : Virginia Woolf entreprend une quête littéraire d’une folle ambition, à la fois formelle et politique, et qui s’ancre pleinement dans la modernité. Affranchis des discours normatifs, ses romans sont ainsi des tentatives aussi intenses qu’absolues de représenter l’âme humaine dans toute sa multiplicité et sa complexité.  

Le temps qui passe et son inexorabilité sont au cœur de l’œuvre de Virginia Woolf. Comment transmettre cela sur un plateau de théâtre ?   

Au fil du spectacle, nous suivons l’itinéraire d’une bande d’amis à la manière d’un roman d’apprentissage. Virginia Woolf a été très marquée par la force et la beauté de son enfance et elle n’a eu de cesse d’y faire référence dans tous ses écrits, qu’ils soient fictionnels ou autobiographiques. C’est durant ses premières années que son paysage intérieur s’est esquissé et une fois devenue adulte, elle ne l’a plus jamais vraiment quitté, le revisitant de mille et une manières. Avec les acteurs et actrices du spectacle, nous avons travaillé à inventer certains rituels de l’enfance, certains signes qui scellent les amitiés éternelles. Puis, nous avons cherché ensemble comment vivent ces amitiés lorsqu’elles se confrontent à l’âge adulte et aux désenchantements qui l’accompagnent. Je souhaite que le plateau de théâtre témoigne de cet apprentissage et j’ai ainsi imaginé un dispositif scénographique qui évolue en même temps que se transforment les mondes intérieurs des personnages. J’aime l’idée de donner une matière à regarder qui incarne le temps, que le plateau change à mesure que les histoires se racontent et que les failles apparaissent.   

Comment qualifieriez-vous le travail d’écriture nécessaire pour cette adaptation – de l’anglais au français, et du roman au théâtre ?   

C’est un travail très long. L’écriture de Virginia Woolf est extrêmement dense et travaillée, car pour elle, l’existence est avant tout une expérience sensible. Elle dessine des courants de conscience aiguisés, semblables à des lignes de crêtes qui font se joindre le versant de l’esprit et celui de la perception. Ses œuvres n’ont pas été pensées pour être dites à voix haute et elles nous immergent dans le flot de pensées des personnages. Le passage à l’oral nécessite donc une suite de différentes expériences, depuis un travail nourri d’adaptation en amont, à des improvisations pendant les répétitions et une réécriture ensuite. Lorsque nous lisons un roman, les mots sont la seule limite : tout notre espace mental de lecteur et lectrice peut s’emparer de ce que ces mots nous donnent à lire, de ce qu’ils racontent, nous le façonnons avec nos propres regards, notre imaginaire. Mais au théâtre, l’espace et le temps sont inscrits dans la finitude des corps de celles et ceux qui sont au plateau. Nous avons cherché ensemble comment la langue de Virginia Woolf pouvait s’inscrire dans le prolongement des acteurs et actrices et s’ancrer dans leur chair, leur voix et leur présence.  

Propos recueillis par Lucie Madelaine