Entretien avec Patricia Allio

Cette création alerte l’opinion sur la situation de ces personnes qui fuient leurs pays, pour des raisons de sécurité ou de pauvreté, vers l’Europe. Quel a été son point de départ ? Comment la situez-vous dans votre parcours ? 

C’est un mélange d’impuissance et de révolte éprouvées face à l’aggravation objective des conditions d’accueil des personnes exilées et la nécropolitique menée par nos démocraties qui m’a menée à la mise en scène de ce geste. Il y a deux ans, le Danemark a voté le projet de loi d’externalisation de la demande d’asile pour atteindre l’objectif de « zéro demandeuse et demandeur d’asile sur son sol ». Le Royaume-Uni a décidé d’expulser des personnes migrantes au Rwanda dès 2023. Les pays européens se referment et s’unissent pour contrôler leurs frontières en les militarisant au mépris des vies humaines. Mon et notre impuissances politiques me désespèrent. Si j’écris du théâtre, c’est pour que nous nous sentions plus agissants. Artistiquement, je m’inscris dans ce qui est souvent appelé le théâtre documentaire. Ma pratique interroge le réel, tout comme son lien au réel quand par exemple je travaille avec des non-professionnels du spectacle. Pour moi, la scène est un lieu privilégié où soulever des questions politiques et citoyennes, comme ici l’inégalité face à la liberté de circulation. De ce point de vue, le sujet de Dispak Dispac’h n’est pas éloigné du spectacle Primer Mundo et du film Night Replay que j’ai coécrits en 2011 avec Éléonore Weber, qui s’inspirent très directement de la Caminata nocturna, jeu de rôle mexicain qui met en scène le passage illégal de la frontière en inversant des rôles. Le temps du jeu, les touristes deviennent des clandestins, tandis que les habitants endossent le rôle de passeur, de police des frontières ou de narcotrafiquants. Avec Dispak Dispac’h, je retrouve une obsession dramaturgique : la traversée de l’enfermement. Je renoue avec Samuel Daiber, héros tragique de ma première pièce Sx.rx.Rx. Interné dans un hôpital psychiatrique en Suisse, dépossédé de ses droits, il invente une langue insurrectionnelle. Ces projets sont situés. J’écris en tant qu’artiste occidentale jouissant du privilège de la libre circulation mais aussi en tant que Bretonne et personne assignée femme à la naissance, devant lutter pour la reconnaissance de ses droits. Je ne parle pas à la place des victimes, mais je me relie aux minorités historiquement dominées et oppressées, en me servant de la scène comme d’un levier d’émancipation. 

Littéralement, Dispak Dispac’h signifie « s’ouvrir se révolter ». Comment, dans votre approche dramaturgique, vous êtes-vous appuyée sur l’acte d’accusation de la session 2018 du Tribunal permanent des peuples – consacrée à la violation des droits des personnes migrantes et réfugiées – et la parole de témoins ?  

Ce titre rappelle que nous sommes vulnérables. Que nous pourrions toutes et tous être atteints dans nos droits les plus fondamentaux. Malheureusement, nous vivons une époque où les formes de la réalité sont prises dans un flux permanent d’affects qui n’ont plus le temps de s’inscrire dans une temporalité intime et collective. Ici, il s’agit de nous ouvrir à une forme de conscience, ancrée dans des émotions que nous n’avons presque plus le temps d’éprouver. La scène permet de nous reconnecter et nous relier à cette sensibilité. Elle nous offre un espace-temps commun où regarder, écouter, sentir. Un espace hors du temps mais inscrit dans le temps présent. Même si je fais intimement l’expérience du lien entre révolte et impuissance, ce titre n’est pas un appel à prendre les armes. Il propose de repartir de ce qui nous oppresse aujourd’hui : l’insuffisance de la justice. C’est tout le sujet de la pièce : les lois qui régissent notre démocratie sont bafouées par les institutions censées nous protéger. Il est désormais vital de réinvestir ce champ afin de protéger nos droits fondamentaux. Ma rencontre avec le texte est d’une autre nature. En 2018, je me suis rendue au Tribunal permanent des peuples. J’étais curieuse de voir comment fonctionnait ce tribunal d’opinion indépendant créé en 1979, notamment pour vaincre la carence morale et politique des États comme instruments de réalisation de la justice. En ouverture, le président du Tribunal a lu l’acte d’accusation rédigé par un ensemble international d’associations ou de personnes concernées par la violation des droits des personnes migrantes. Ce texte est un grand texte, une sorte de « J’accuse ». Il dresse le funèbre bilan des politiques migratoires qui menacent la liberté de circulation et entraînent la violation de droits fondamentaux. Il liste également un ensemble de lois existantes qui devraient être appliquées. Ce faisant, il nous oblige à remonter la chaîne de nos responsabilités. Pour illustrer ce propos, ce sentiment de révolte et d’impuissance qui nous pousse à agir, je m’appuie donc sur une argumentation juridique indépendante, mais aussi – et surtout – sur des témoignages réels, comme celui de Gaël Manzi qui s’engage dans l’humanitaire auprès des personnes migrantes de Calais et découvre alors l’étendue des violations des droits fondamentaux qui régissent la vie de ces centres de rétention. Ou celui de Stéphane Ravacley, ce boulanger qui a entamé une grève de la faim en soutien à son apprenti guinéen menacé d’expulsion. Ce qui me touche profondément dans la démarche du Tribunal permanent des peuples, c’est qu’il produit du contenu à partir de ce type de récits en unissant un ensemble d’associations venues du monde entier. À sa manière, ce spectacle est un document qui attestera que nous avions cette conscience à un moment de notre époque.  

Vous dites spectacle, mais en réalité vous lui préférez sans cesse le mot agora, c’est ce que suggère l’espace quadrifrontal en perpétuelle métamorphose, où se révèlent des cartes et des banderoles conçues par l’artiste H. Alix Sanyas, et les Bancs d’utopie de l’artiste britannique Francis Cape. Pouvez-vous nous parler de l’espace à la fois symbolique et concret de Dispak Dispac’h ? 

Je voulais créer un espace intime qui nous réunisse, où se regarder, un écrin pour ces voix qui nous transmettent un contenu que nous n’arrivons plus à entendre pour de multiples raisons. Je tenais à ce que cet espace soit vivant, performatif, qu’il rende poreuse la frontière entre l’art et le militantisme. Ma rencontre avec Mathieu Lorry-Dupuy a rendu cela possible. C’est là que ma deuxième obsession théâtrale intervient : ma passion pour les cartes. Ici, elles se déploient à nos pieds. Et c’est sur la carte des centres de rétention en Europe établie par Migreurop que tombent les banderoles d’H. Alix Sanyas et se posent les Bancs d’utopie de Francis Cape nous invitant à nous y asseoir pour inventer un autre espace et un autre monde. Le dispositif opérationnel de cette œuvre conversationnelle m’a immédiatement séduite. Dispak dispac’h, c’est une sorte de conversation et de témoignage infini, qui crée des possibilités inédites de liens, grâce à la cofragilité en partage. 

Entretien réalisé par Francis Cossu