Dans ce solo Every-body-knows-what-tomorrow-brings-and-we-all-know-what-happened-yesterday, vous interrogez les notions de transmission et d’héritage. Pouvez-vous nous parler de la genèse de ce projet ?
Mohamed Toukabri : Le titre joue sur une dualité : Everybody, tout le monde, et every body, chaque corps. Il y a cette tension entre l’individu et le collectif, entre les corps qui dansent aujourd’hui et ceux qui les ont précédés. C’est surtout cette épaisseur temporelle qui m’intéresse. L’autrice nigériane Chimamanda Ngozi Adichie, présente au Festival d’Avignon en 2023, écrivait : « Le passé ne dit pas seulement ce qui s’est passé hier mais éclaire aussi ce qui se passe aujourd’hui. » L’histoire est là, inscrite en nous, dans nos gestes, dans nos postures, dans nos mémoires. Nos corps sont des archives. Ils portent des héritages visibles et invisibles, des transmissions parfois légitimes, d’autres marginalisées. Ce sont des questionnements que j’ai tout particulièrement ressentis lorsque j’étais étudiant en danse. Dans de nombreux cours, il était demandé aux élèves de laisser « leurs bagages personnels au vestiaire ». L’apprentissage institutionnel tend à lisser ces traces, à nous délester de nos histoires. Mais on ne peut pas vraiment ignorer ce qui nous façonne. Particulièrement si, à l’extérieur, nous devons faire face à la violence et à l’injustice. Et c’est plus tard, lorsqu’on se professionnalise, qu’il nous est demandé de dévoiler nos singularités. C’est ce paradoxe que je voulais interroger. Car ces injonctions contraires, je les ai expérimentées dans ma vie et dans mon corps. En découle une chorégraphie qui questionne l’histoire, mais aussi l’histoire de la danse. Je vois cette pièce comme la prise de conscience de notre responsabilité, en tant que citoyen et en tant que danseur. Il s’agit de fouiller, de relier, de tisser des liens entre des histoires et des cultures, entre le hip-hop et la danse post-moderne. Il s’agit de redonner à la mémoire corporelle sa place, d’affirmer que nos trajectoires personnelles ne s’effacent pas : elles se dansent, elles se transmettent, elles éclairent un horizon collectif.
Comment la danse permet-elle cette prise de conscience ?
Les corps sont les témoins souvent silencieux des rapports de pouvoir, des dominations inscrites dans l’histoire. Danser, c’est comprendre et exprimer ces dynamiques à travers le mouvement, c’est nommer ce qui, parfois, reste indicible. La danse ouvre le monde, elle révèle, interroge, expose les hiérarchies qui subsistent. Mais nous sommes loin du geste universel, car l’histoire des corps est marquée par des fractures – celles de l’esclavage, de la colonisation, des systèmes qui ont façonné notre manière de nous mouvoir et d’exister dans l’espace. Si la danse peut reproduire ces hiérarchies, elle peut aussi créer des rencontres, inviter à explorer la différence, à traverser des espaces et des identités multiples. Pour moi, danser, c’est accepter cette responsabilité : celle d’interroger, de relier, de ne pas oublier que chaque mouvement porte une mémoire. C’est la raison pour laquelle je m’inspire du hip-hop et de la breakdance. Pour interroger la manière dont ces danses sont souvent réduites à leur dimension spectaculaire, coupées de leur histoire et de leur charge sociale et politique. La breakdance, par exemple, est trop régulièrement perçue comme une simple démonstration acrobatique, alors qu’elle porte en elle une revendication, une résistance.
L’histoire du hip-hop s’inscrit aussi dans un dialogue plus large avec d’autres mouvements artistiques qui, dès les années 1960 et 1970, ont questionné la notion de virtuosité institutionnelle. Des artistes comme Steve Paxton, Trisha Brown ou Yvonne Rainer avec son manifeste sur la non-virtuosité cherchaient à s’opposer aux corps institutionnalisés du ballet, à démocratiser la danse. Car la virtuosité académique a longtemps marginalisé les corps ouvriers, les corps populaires, restreignant les espaces de représentation. Le mouvement hip-hop revendique un espace propre, où la virtuosité devient un outil de résistance, une manière de rendre visible l’invisible. La danse, ici, n’est pas qu’un langage esthétique, c’est un moyen de questionner l’histoire et les mécanismes de domination, de redonner au corps sa puissance politique et sociale.
Vous avez dansé en troupe ou, plus récemment, avec votre mère dans The Power (of) the Fragile. Que signifie pour vous être seul sur une scène à Avignon ?
Même lors d’un solo, un danseur ne danse jamais seul. Sur scène, je dialogue avec les personnes que j’ai rencontrées, les livres que j’ai lus et les frontières que j’ai franchies. C’est à la fois une traversée et une transformation, parce que l’on traverse les espaces et les êtres en même temps que l’on est traversé par eux.
C’est aussi la première fois que vous ne dansez pas sur vos propres textes mais sur les mots d’une autre...
Dans mes précédents projets, The Power (of) the Fragile ou encore mon solo inspiré des Identités meurtrières d’Amin Maalouf, le texte venait de moi. Cette fois, j’ai invité l’artiste tunisienne engagée Essia Jaïbi à écrire. Nous sommes de la même génération, partageons les mêmes questionnements, et son travail ajoute une dimension narrative essentielle au mien. Il vient inscrire les mots dans le mouvement, enrichir l’abstraction du geste. Son regard ne se contente pas d’accompagner la danse, il la transforme et la réinvente. J’aime cette tension entre les mots et le corps. C’est un dialogue immensément riche.
Pouvez-vous nous parler de la musique qui accompagne ce solo ?
J’aime l’idée du sampling dans la culture hip-hop, cette manière d’assembler des fragments, de recomposer des sons pour créer du neuf. C’est une forme de résistance face aux grandes industries musicales, mais aussi une démarche proche de l’archéologie : il s’agit de fouiller, d’exhumer des traces, de redonner vie aux titres et aux histoires oubliées. Cette approche résonne profondément avec ma vision de la danse. Danser, c’est aussi explorer des archives vivantes, creuser dans les gestes du passé pour réactiver quelque chose d’inédit et de pourtant déjà connu.
Propos recueillis par Julie Ruocco en janvier 2025.