Le titre est souvent la première fenêtre ouverte sur un spectacle. Que raconte votre titre ?
Mohamed El Khatib : Ce titre est un manifeste en soi. Il ouvre un éventail de possibilités. C’est évidemment un titre ambivalent : il n’y a rien de naturel à placer ces deux entités côte à côte, Israel et Mohamed. Pour nous, c’est le fruit du hasard, ce sont nos prénoms. Mais vu de l’extérieur, il y a là de manière indéniable une charge religieuse et géopolitique, et donc une attente, voire une promesse qu’on ne saurait résoudre par un œcuménisme béat. En ce qui nous concerne, c’est aussi là, par ces deux prénoms choisis par nos pères, qu’a lieu notre première rencontre. C’est un assemblage fructueux qui nous ouvre des horizons insoupçonnés dans lesquels vient s’insérer également la question de nos racines andalouse et arabe. Nous avons hérité d’une histoire commune foisonnante culturellement et intellectuellement. Des peuples de langue arabe ont été présents en Andalousie pendant plusieurs siècles, et cette trace est indélébile.
Qu’est-ce qui vous lie et vous a poussés à travailler ensemble ?
Israel Galván : Tout le travail naît de notre rencontre, du partage de nos univers respectifs et des points communs que nous nous sommes découverts au fil de nos conversations débutées en décembre 2023 à Paris. Au début de nos échanges, il se trouve que je me remettais d’une blessure aux ligaments croisés, une blessure typique de footballeur. La question du corps et de sa rééducation s’est mêlée à notre rencontre.
M. E. K. : Le paradoxe de notre lien, c’est la rupture de nos ligaments. Je me suis aussi déchiré les ligaments des deux genoux, d’abord le droit puis le gauche. Nous n’avons plus de ligaments mais notre rencontre nous permet d’en recréer de nouveaux, ensemble. Mon rapport au corps est influencé par la pratique du football, soit une pratique physique à haute intensité qui nécessite une discipline et un soin du corps. Ce que je vois chez les grands footballeurs, je le retrouve chez les grands danseurs, je le retrouve chez Israel. Le football et le flamenco sont aussi des pratiques populaires qui ont leur propre folklore et la faculté de tisser des liens profonds entre les gens. Ce sont de véritables cultures, populaires et vivaces, qui génèrent une grande mixité sociale ainsi que des moments de fête et de joie intense.
I. G. : Je suis heureux de partager la scène avec un ex-footballeur. Quand on représentera la pièce, je pourrai dire que je vais jouer, et pouvoir sans doute enfin me prendre, l’espace d’un instant, pour un footballeur.
De quoi sont faites vos conversations, qui sont à la base de votre collaboration ?
I. G. : Nos conversations sont bénéfiques pour moi car parler me demande beaucoup d’efforts. Je vois nos échanges comme une danse documentaire. Je découvre la danse parlée. Nous partageons des choses infimes et intimes, notamment nos souvenirs d’enfance. Par exemple, mon père voulait que je danse alors que je rêvais d’être footballeur. Le père de Mohamed voulait qu’il soit footballeur mais il a fini par se consacrer au théâtre. J’ai finalement accepté de danser mais d’une manière que j’ai choisie. En discutant avec Mohamed, je me remémore ces petites histoires familiales qui ont émaillé mon parcours de danseur. Ce sont des histoires qui restent en nous, dans l’archive du corps, et qui s’expriment dans mon cas à travers la danse. Grâce à la présence de Mohamed, j’ai pris conscience que mon corps pouvait rester silencieux mais aussi faire aussi beaucoup de bruit. Je me rends compte qu’actuellement je fais du bruit. Pour la première fois, j’ai conscience qu’avec mon prénom, dans le contexte actuel, ma danse est une véritable percussion qui peut être perçue comme agressive, elle peut être une bombe. Les coups de pointe et talon de mon zapateo se transforment en autant de petites guerres.
M. E. K. :Il a été question de Kafka aussi ; la Lettre au père, naturellement, mais aussi Rapport pour une académie ou encore La Métamorphose qu’Israel a mise en scène. La notion de parabole a alimenté nos réflexions, comme celle des deux enfants prodigues que nous sommes… Ce double portrait, de part et d’autre de la Méditerranée, n’aboutira finalement ni à une pièce de danse, ni à une pièce de théâtre, mais à l’esquisse publique d’une micro-histoire de deux vies différentes mais étrangement croisées. En toile de fond, un héritage familial religieux, fondé sur la Bible pour l’un et sur le Coran pour l’autre, irrigue nos histoires qui toutes deux ont en commun de s’être élaborées à l’ombre de figures paternelles omniprésentes. Pour moi, qui ai consacré presque toute mon œuvre à ma mère, jusqu’à lui ériger récemment un Grand Palais, il était temps de s’occuper du père.
I. G. : La question qui s’est posée à nous est celle de la manière de faire dialoguer ces questions en les inscrivant dans une histoire culturelle. Malgré des traditions et des religions différentes, dans le flamenco et la musique arabe, il y a un bonheur du rythme, une transe rythmique qui constitue un autre langage commun possible.
Vos parcours de vie sont au cœur de vos conversations. Quelle place est donnée à la matière documentaire ?
M. E. K. : Il y a une ambivalence entre la danse et l’idée de documentaire : comment faire se rencontrer ces deux langages ? On considère généralement que l’archive est liée à un support écrit ou vidéo, mais avec Israel et moi avons tenté de réactiver sur scène les archives de nos propres vies. Le souvenir d’une chorégraphie est une archive. Comment faire ressentir cette idée ? Comment mettre en mouvement une histoire en la sortant de son mausolée familial ? Ce sont quelques-unes des questions que nous nous sommes posées. Enfin, il faut le dire également, nos pères ont pris énormément de place dans nos discussions. Les spectateurs et les spectatrices comprendront rapidement pourquoi…
I. G. : Pour moi, c’est un changement de paradigme. Je danse des choses que je faisais quand j’avais trois ou quatre ans. Pour cette pièce, ce que j’ai oublié, mon père me l’a rappelé. C’est ce qui fonde cette danse documentaire. Avec Mohamed, j’ai appris à tisser des liens entre mes propres souvenirs mais aussi à les entrelacer avec les siens. Ce sont de « nouveaux ligaments » qui les font tenir ensemble.
Comment envisagez-vous la rencontre avec l’espace du cloître des Carmes ?
M. E. K. : Nous désirions un lieu empreint de religiosité qui nous conduise à une double transgression de la loi et du père : faire du théâtre et le faire dans un cloître. C’est probablement le meilleur endroit pour régler ses comptes avec « notre père »… Qu’il soit l’écrin du dialogue entre Israel et Mohamed nous paraissait être une belle idée pour revisiter notre héritage judéo-islamo-chrétien. Heureusement, ce cloître a été fondé par un ordre de mendiants, cela devrait rassurer mon père. Je ne lui ai pas encore dit que j’allais jouer dans un cloître ; hormis tourner le dos à Israel et jouer en direction de la Mecque, je ne sais pas ce qu’il peut exiger de moi…
Propos recueillis par Victoria Mariani en février 2025