LA LETTRE est une commande du Festival d’Avignon dans le cadre du projet Pièce Commune / Volksstück, afin de constituer un répertoire dit de poche.
Le directeur du Festival, Tiago Rodrigues, invite des artistes à créer une pièce qui puisse intégrer le répertoire de poche et se jouer sans infrastructure spécifique, en coproduction avec le Festival de Vienne (Wiener Festwochen), que je dirige depuis 2023.
Avec cette proposition plus modeste, inspirée de la tradition du théâtre populaire, il s’agit de mettre en scène des spectacles pour tous types d’espaces non dédiés, c’est-à-dire pour des lieux hors des théâtres : salles communales, places de village, etc. Cela me rappelle mes premiers souvenirs de spectacles quand, en famille, nous allions assister à une pièce jouée en extérieur dans un village, avec une équipe et peu de technique, et cela me plaît. Il s’agit en effet de créer une pièce accessible à tous et toutes, de penser l’inclusion de tous les publics. Je me suis amusé avec cette idée d’imaginer un stand-up de haut niveau, qui ne soit pas fondé sur le contrat théâtral bourgeois. La pièce fait référence à certains classiques du théâtre occidental mais sans en éprouver la longueur, en allant à l’essentiel afin de parler plus directement aux publics.
Si cette pièce ne questionne pas à proprement dire une histoire du théâtre, elle cherche à mettre en lumière la relation personnelle de ses deux interprètes à leur pratique théâtrale.
Ce spectacle raconte une double obsession. Il y a d’un côté l’obsession du comédien, Arne, qui veut mettre en scène La Mouette d’Anton Tchekhov parce que sa grand-mère, présentatrice star de la radio flamande, en était une grande fan. Elle aurait voulu jouer la jeune Nina, ou même Arkadina, le personnage de la mère. Ce sont les rôles les plus prisés du théâtre classique. Elle est décédée au moment où Arne entrait à l’école de théâtre en jouant dans son premier spectacle, La Mouette.
De l’autre côté, il y a Olga, qui porte le double héritage d’une famille camerounaise et de l’île de La Réunion, du côté de sa mère et de sa grand-mère. Sa grand-mère vivait au Cameroun et souffrait de schizophrénie, elle entendait des voix. Cette femme est morte brûlée, par accident, du moins on ne sait pas comment ni pourquoi. Olga a elle-même grandi à Orléans, elle s’est passionnée pour Jeanne d’Arc, cette figure historique tutélaire qui entendait des voix et qui a été brûlée vive, aujourd’hui malheureusement utilisée comme symbole de groupuscules fascistes.
Nous avons établi des liens dramaturgiques entre ces deux histoires. Elles portent en elles des coïncidences incroyables et les obsessions des interprètes : l’envie d’Olga de raconter l’histoire de sa grand-mère à travers celle de Jeanne d’Arc, et celle d’Arne de raconter l’histoire de La Mouette par la voix de la sienne. Comme souvent dans mon travail, la structure dramaturgique se construit sur plusieurs strates : une narration générale, appartenant à l’histoire de la littérature ou au théâtre, ou encore à l’histoire avec un grand H, mais aussi sur des éléments plus spécifiques, comme des motivations personnelles ou les biographies des acteurs et actrices du projet.
C’est ainsi que dans la pièce, tout s’entremêle et se répond en permanence, jusqu’à ce qu’Olga devienne la figure de Nina, ou Arne celle du prêtre fou qui essaye de prouver que Jeanne d’Arc n’a pas entendu Dieu, mais bien le diable. À ces deux niveaux de récit se mêlent des réflexions plus spécifiques au théâtre : comment mourir sur scène ? Ou encore, qu’est-ce que ça veut dire le théâtre populaire ? Ce travail s’inscrit dans une volonté du Festival d’aller aux périphéries de sa ville. Créer une pièce avec peu de technique permet de la jouer quasiment n’importe où, cela rejoint l’initiative de décentralisation du fondateur du Festival d’Avignon, Jean Vilar, en 1947. Il y a déjà longtemps qu’Avignon est devenu un festival international où des spectacles hyper technologiques sont présentés. J’ai aimé replonger dans les images d’archives du Festival et découvrir des interviews dans lesquelles la comédienne Jeanne Moreau explique qu’elle concevait elle-même les costumes et les maquillages durant les premières années du Festival.
Il s’agit en quelque sorte d’écrire une histoire collective.
L’écriture s’est faite dans une suite d’allers-retours de discussions entre les interprètes et l’équipe de la mise en scène, le point de départ étant donc des questionnements sur leur rapport au théâtre et sur les sujets qui les obsèdent. Nous avons parcouru un long processus avant d’entrevoir la ligne directrice du spectacle. Si chacun et chacune renferme en soi une multitude d’histoires, il s’agit de faire le tri pour trouver celles qui résonnent de l’une à l’autre et créent un tissu dramaturgique pertinent. Je me donne une seule règle dans mon travail, celle de toujours créer quelque chose qui sorte du « néant » : il s’agit de trouver ensemble un récit qui soit assez fort pour qu’on veuille le raconter à un public, et pour cela la beauté de la langue ou la technicité des comédiens ne suffisent pas. Il s’agit d’explorer des sujets qui interrogent le flou, l’inexplicable de nos existences, les conflits de générations, la mort, l’absence, même l’amour. Il s’agit de faire communauté avant tout pour fabriquer du théâtre. C'est aussi pour ça que j’aime assez l’idée d’une mise en jeu du public dans ce projet ; ils et elles pourront participer à raconter l’intime avec la grande histoire – ici le public est mis en abîme directement car lui-même assiste à la représentation de la représentation d’une pièce ou d’une mise au bûcher.
Propos recueillis par Moïra Dalant en décembre 2024