Pourquoi adapter Antigone de Sophocle dans un contexte contemporain et le transposer dans l’État de Pará au Brésil ?
Mon dramaturge brésilien Douglas Estevam, aujourd’hui chargé de culture pour le Mouvement des sans-terre (MST), avait travaillé pour Augusto Boal, figure du théâtre brésilien. Augusto collaborait souvent avec le MST, qui est un des plus grands mouvements sociaux au monde. Et lors d’une de mes tournées en 2019, ils nous ont proposé de travailler avec eux. Nous avons choisi Antigone, qui aborde les questions de la civilisation moderne et rationnelle attaquant la civilisation traditionnelle. Avec Antigone, Sophocle a écrit une pièce à la trame cristalline, qui peut être adaptée de nombreuses façons. En février 2020, les activistes du Mouvement en Amazonie, dans le nord du Brésil, ont pris en charge l’organisation d’un atelier avec une centaine de personnes. Un groupe pouvait tourner des films, un autre constituait le chœur. Il existe là-bas une grande tradition du travail choral. Nous avons commencé à réécrire la tragédie avec de nombreuses personnes : des agriculteurs, des activistes, jeunes ou plus âgés, des féministes, des experts, des professeurs, des activistes indigènes… Nous avons été pris par un mouvement multiforme et bouillonnant d’idées, notamment sur les questions de la femme, de la terre ou de la religion. Puis, la pandémie de Covid est arrivée avant la création et nous avons dû attendre début 2023 pour pouvoir continuer le projet. En réaction au massacre de 1996 où dix-neuf paysans sans terre ont été tués par la police militaire, les militants ont occupé des terres sur lesquelles ils vivent encore aujourd’hui. Nous avons conçu la scénographie dans cette plantation qui a été depuis légalisée. Nous avons donc travaillé sur la route où s’est déroulé le massacre et dans la forêt tropicale.
Votre « Antigone politique du XXIe siècle », figure de la lutte inégale contre les exactions en Amazonie, devient aussi sous les traits de Kay Sara un symbole de résistance artistique.
Kay Sara a fait un long chemin ces dix dernières années. D’activiste, elle est devenue de plus en plus une actrice. Avec la poésie des textes joués, la présence du corps sur scène, la visibilité des tournées, elle s’est rendu compte qu’agir en tant qu’actrice était être militante autrement. Ses performances filmées sont très regardées et elle est devenue une sorte de « star », une figure emblématique pour le mouvement indigène. Le discours « This madness has to stop »*, partie de notre Antigone, a été largement diffusé en ligne et a créé des vocations chez les jeunes qui veulent devenir Kay Sara, comme d’autres veulent être Greta Thunberg. Elle est devenue un modèle à suivre. Et cela est très important dans son rapport à Antigone, trop souvent mise en scène comme un personnage solitaire, presque autiste ou romantique, absorbée par son amour pour son frère, comme chez Jean Anouilh. Je trouve qu’il y a en fait beaucoup de rationalité chez Antigone, qui est un être réfléchi et complexe. Je dis souvent que les Grecs ont inventé la tragédie pour abolir le tragique, afin de trouver une méthode et un chemin en dehors de l’antagonisme. Les personnages d’Antigone mais aussi de Créon nous montrent des chemins de traverse même si la pièce est toujours jouée de manière tragique. Le Mouvement des sans-terre s’est tout de suite demandé, pendant les répétitions, pourquoi la fin de la tragédie comportait autant de suicides. Pour eux, ce ne pouvait pas être une option, car la lutte doit pouvoir continuer. Nous les avons donc éliminés de notre narration, ce qui était une des façons de nous réapproprier la pièce. L’écrivaine Anne Carson, qui a également réalisé deux très belles traductions du texte de Sophocle, parle aussi très bien de cette forme de réappropriation du texte.
Qu’en est-il du personnage de Créon ? Comment l’avez-vous façonné ?
Dans les discours de Créon, nous retrouvons beaucoup de ce que pouvait dire l’ancien président du Brésil Jair Bolsonaro, des affirmations très réactionnaires. Mais il y a aussi une rhétorique plus moderne, la tentative de nier les antagonismes, la langue de la tolérance et d’écoblanchiment du capitalisme.
Cela s’apparente dans la pièce à l’idée qu’Antigone pourrait trouver un compromis pour enterrer son frère et épouser le fils de Créon, en continuant la lignée du pouvoir. Elle est assez intelligente pour dire non, elle sait que dans cette idée de continuité quelque chose est dangereux. Ce système ne fonctionne pas. C’est comme de dire qu’une entreprise écologique peut grandir exponentiellement tout en restant verte. En même temps, il ne faut pas oublier qu’Antigone est la fille d’Œdipe, héros coupable de parricide et d’inceste : elle fait partie de la même famille d’hommes, il n’y a pas de situation alternative. Il faut appréhender tout cela et tenter de trouver une forme de cohabitation qui ne soit plus dans un antagonisme extrême. C’est la leçon que j’essaie de tirer au cœur de ce projet hybride, entre des acteurs professionnels et non professionnels, des activistes, le brassage Brésil-Europe, la vidéo en direct sur scène, les mots de Sophocle mêlés d’écriture nouvelle… Tout cela conjugué aux situations réelles.
Vous avez mis en place des actions politiques et sociales en parallèle de la pièce Oreste à Mossoul et du film Le Nouvel Évangile, les deux premiers volets de votre trilogie sur les mythes anciens. Que va-t-il naître de ce nouvel opus ?
Dans la continuité d’Oreste à Mossoul, nous avons ouvert une école de cinéma avec le Théâtre de Gand que je dirige. C’est un projet en partenariat avec l’Unesco. Depuis, neuf films y ont déjà vu le jour. Pour Le Nouvel Évangile, nous avons réalisé une opération pour régulariser des travailleurs sans papiers et mis en place un réseau de distribution de tomates cultivées de manière équitable par ces ouvriers agricoles. Ici, nous travaillons à une grande campagne appelée Punish Nutella (« Punissez Nutella ») avec le Mouvement des sans-terre. La marque utilise de l’huile de palme produite dans la Province de Pará (où l’on crée notre Antigone) dans lequel il existe des violations des droits humains (expropriations, forêt brûlée, arbres arrachés). Nous faisons campagne contre cette huile à laquelle a été donnée une image éco-responsable trompeuse et dont l’appellation « certifiée » est acceptée par l’Europe même si sa production et son exploitation favorisent la déforestation. À part cette campagne, le projet comporte une exposition, deux vidéo-clips musicaux et un film documentaire sur la création. C’est un autre aspect de mon travail qui tente de fabriquer des « micro-écologies », une façon de penser un projet non plus comme une simple pièce de théâtre mais de créer autour toute une économie parallèle à l’intérieur du système capitaliste, pour produire, vendre et consommer de manière différente. Notre volonté est de continuer, après les premières représentations, à se servir des outils de création artistique pour construire des cercles de production et de distribution vertueux et pérennes. La « micro-écologie », c’est occuper le capitalisme, comme le MST occupe la terre. Avec Antigone, nous utilisons la tragédie grecque pour imaginer une relecture renouvelée – on occupe les classiques, on les réécrit. Ce qui était déjà là additionné de nouvelles connaissances, de nouvelles relations et peut-être aussi d’une nouvelle petite philosophie pratique. Je suis avant tout metteur en scène ; le théâtre et le film restent au centre, mais j’essaie de me lier à des ONG, à des militants, à des juristes, à des mouvements et à des producteurs. L’activisme peut être perçu comme ciblé et éphémère mais il nous faut essayer de mettre en place des réseaux alternatifs plus durables. Grâce à ces « micro-écologies », le consommateur ou simple citoyen, quand il sort du théâtre, doit avoir des outils en main, simples et pratiques, pour participer à cette autre façon de faire et de vivre. Il est important pour moi de « critiquer » la manière de faire du théâtre, d’analyser les processus pour pouvoir les transformer. Nous vivons dans une civilisation globalisée, envahie par quelques mythes européens, méditerranéens. C’est un fait immuable, une nature contre laquelle nous ne pouvons aller. Il faut travailler avec cette nature et ses extrêmes. Il nous faut trouver une façon de vivre mieux pour les huit milliards d’humains, de penser la consommation autrement, de construire d’autres relations – et aussi une manière alternative, complètement nouvelle, de produire du théâtre.
* Le discours de Kay Sara, « Cette folie doit cesser », avec lequel elle devait ouvrir le Wiener Festwochen, s’est fait en 2020, en ligne en raison du Covid, comme première partie de « l’École de la Résistance », créée par Milo Rau, et depuis a été traduit et publié dans une dizaine de langues.
Entretien réalisé par Malika Baaziz