Pour Delirious Night, vous évoquez les manies dansantes du Moyen Âge et le Bal des Folles qui avait lieu à la Salpêtrière. Comment ces références historiques nourrissent-elles la forme chorégraphique ?
Mon objectif avec Delirious Night est de comprendre comment vivre en période de crise peut affecter nos corps, et comment la danse collective peut être un moyen kinesthésique de répondre à cette situation. C’est une chorégraphie fondée sur des atmosphères nocturnes, inspirée de l’idée que nos affects et nos émotions ne sont pas totalement les nôtres, mais peuvent également être le fruit d’une forme de contagion collective. Pendant la création, nous avons puisé l’inspiration dans les manies dansantes du Moyen Âge, appelées aussi danses de Saint-Guy, parce qu’elles illustrent la manière dont les corps ont historiquement réagi à certaines menaces. Pendant ces manies dansantes, les gens se mettaient à bouger de manière incontrôlable dans l’espace public et se retrouvaient entraînés dans des formes temporaires de folie collective. Certains historiens disent que ces danses sans fin étaient une réponse aux difficultés d’une période marquée par la peste, les inondations et les famines, alors que d’autres pensent qu’elles étaient causées par des possessions démoniaques. Le Bal des Folles, tenu à La Salpêtrière à Paris dans les années 1880, est aussi devenu une référence parce que le Dr Charcot relie explicitement les « crises d’hystérie » de ses patientes aux manies dansantes du Moyen Âge dans l’une de ses publications. Ces soirées permettaient aux patientes hystériques de s’amuser pendant que la bourgeoisie parisienne était invitée à socialiser avec elles – d’une manière qui n’était pas sans rappeler la façon dont elles étaient également exhibées devant les autorités médicales lors des leçons de Charcot. J’ai trouvé ces tentatives de réprimer les élans de révolte des femmes du XIXe siècle à la fois profondément troublantes et fascinantes...
Comment reliez-vous ces événements dansés aux préoccupations contemporaines de nos sociétés post-pandémiques ?
Je regarde l’époque dans laquelle nous vivons aujourd’hui, confrontés à des crises, où que nous tournions le regard. J’observe la façon dont mon propre corps réagit, mais aussi comment nous gérons collectivement, d’un point de vue émotionnel, l’expérience accablante de vivre dans une société pleine de menaces : la destruction de l’environnement, le fascisme qui se profile, les guerres et les abus de pouvoir, ou le risque d’une dépression nerveuse suite à l’épuisement liée à une épidémie mondiale. Cela dit, la pièce vise également à créer un espace joyeux, voire festif, dans lequel chercher un moyen de trasnformer ces tensions par une danse excessive.
Delirious Night est construit comme une célébration dansée géante qui explore les limites d'une transe collective. Comment cette danse se manifeste-t-elle en termes de mouvement et d'espace ?
La pièce est construite sur des activités sociales que l’on pourrait imaginer se dérouler pendant une nuit de fête. La danse, la batterie, les claquements de mains et le chant en sont les composantes fondamentales, combinées à l’idée d’une danse contagieuse et imparable qui mène à un état de folie. Dès le début, j’ai été intéressée par l’exploration du concept de transe, en utilisant des masques, qui peuvent aider à entrer dans des états exacerbés, dans des situations où l’on se trouve altéré. Je pense à une pièce entre la célébration sociale, le concert et le bal masqué qui déraille, comme une forme d’énergie et de chaos générée par les interprètes et par la musique de Will Guthrie.
La fête a souvent partie liée avec la nuit et l'espace public...
Au Moyen Âge, le théâtre se jouait sur des places publiques, souvent sur des chariots qui pouvaient être déplacés facilement d’une ville à l’autre. Avec Minna Tiikkainen, qui a conçu la lumière et les décors, j’ai réfléchi à la forme que pourrait prendre une telle scène aujourd’hui. Nous nous sommes inspirées des free parties et des matériaux utilisés pour construire ces lieux de fêtes dans un champ ou dans une forêt. Nous avons également pensé aux concerts et aux fêtes de village. À partir de ces iconographies contemporaines, nous avons construit des plateformes et des échafaudages, suspendu des ampoules colorées au-dessus de notre espace de jeu. Comme pour un concert, la musique de Will Guthrie explore aussi la façon dont les états de transe nocturne peuvent être créés par les rythmes chaotiques, la durée et l’excès. Pour les costumes et les masques, nous avons commencé par lire plusieurs témoignages décrivant les manies dansantes, et avons aussi puisé notre inspiration dans les bals, carnavals et autres parades, envisagés comme des formes de célébration plus explicites. Avec Jenny Defays, nous avons décidé d’utiliser des masques de diable ou des masques mortuaires en référence à la croyance que ces danses étaient causées par des possessions démoniaques, ou que certaines personnes pouvaient danser jusqu’à en mourir. Nous utilisons aussi des masques d’animaux inspirés par le récit de religieuses qui, en 1491, ont commencé à se comporter comme des chats, des chiens et des oiseaux dans l’enceinte de leur cloître. Mais les masques ont une autre signification de nos jours. Ils font référence aux stratégies utilisées pour échapper à la surveillance, permettant de se déplacer sans être vu dans un monde où la reconnaissance faciale n’a plus de limite. Ils sont aussi très présents dans la culture urbaine, et sont utilisés par des musiciens et autres artistes pour détourner l’attention de leur identité individuelle ou de la tyrannie de l’autoreprésentation imposée par les plateformes de réseaux sociaux. Les masques sont également utilisés dans les mouvements de contestation, permettant aux participants de se protéger et de garder l’anonymat.
Quel sens donnez-vous à la nuit ?
Pour moi, la danse est à la fois une pratique artistique et une pratique sociale qui se vit au quotidien. J’ai souvent dansé jusqu’au bout de la nuit, et je le fais encore dès que j’en ai l’occasion. C’est un plaisir mais pas seulement : la nuit est chargée de sentiments ambivalents, positifs et négatifs. C’est un espace où des tensions individuelles et collectives remontent à la surface. Lors de mes recherches sur différentes formes sociales de la danse, j’ai trouvé un écho à cela dans le tarentisme – un autre exemple de folie dansante. La légende raconte qu’en Italie, les personnes mordues par des araignées venimeuses devaient danser pour se guérir du venin. L’idée paradoxale que la danse est un poison comme un remède la rapproche de la manière dont les gens incarnent et vivent les luttes contre la répression. Au Moyen Âge, les femmes, les enfants, les pauvres, les malades, ceux que la religion avait mis au ban de la société dansaient contre l’ordre social établi. Cette histoire nous rappelle que la danse sociale est bien plus complexe qu’un simple exutoire émotionnel ou qu’une forme consumériste d’évasion – ce que proposent les fêtes techno ou rave dans leur version commerciale. Dans Delirious Night, je cherche autre chose : j’ai envie d’exploiter cette capacité particulière qu’a la danse sur une scène de théâtre pour réexaminer le désir de joie et de troubles corporels collectifs, mais aussi peut-être provoquer une réponse kinesthésique – de conscience du corps – chez le public, qu’il s’agisse d’excitation ou d’engourdissement, face à une danse excessive.
Propos recueillis par Moïra Dalant en février 2025