Entretien avec Maud Blandel

Pour cette création, vous vous penchez sur la persistance – dans le temps et la mémoire – de phénomènes physiques, sonores et visuels. Comment s’inscrit-elle dans votre parcours de jeune chorégraphe ? 

Je me suis toujours intéressée au phénomène du temps. Comment passe-t-il ? Qu’a-t-on inventé pour faire passer le temps ? Comment nous affecte-t-il ? Pour ma première pièce, Touch Down (2015), j’ai travaillé sur la figure de la cheerleader et sa fonction qui consiste à divertir les foules en comblant les temps morts du match. Récupérées et largement exploitées par l’industrie du divertissement, les cheerleaders m’apparaissaient comme des figures mythologiques, sortes de victimes sacrificielles d’un royaume appelé Sport-Spectacle. En confrontant cette figure archétypale au Sacre du Printemps d’Igor Stravinsky, Touch Down mettait en jeu la notion de temps mort et posait ainsi la question : de quoi la cheerleader est-elle l’icône et à quel prix ? Pour la seconde pièce, Lignes de Conduite (2018), je me suis intéressée à l’histoire du tarentisme. Phénomène touchant principalement les femmes victimes de la prétendue morsure de tarentule, la danse – tarentelle – est à la fois remède et exutoire. D’abord pratique païenne puis récupérée par le christianisme, la tarentelle est devenue un incontournable du folklore chorégraphique. N’étant ni originaire d’Italie, ni spécialiste d’une telle danse, j’ai enquêté plus largement sur la façon dont les modes de monstration affectent les pratiques de danse populaire. Que devient une danse contenue par la ronde (forme intrinsèquement liée à la possibilité d’une transcendance) lorsqu’elle s’adresse dans un format frontal ? Avec Diverti Menti (2020), pièce coécrite avec la danseuse Maya Masse et trois musiciens de l’ensemble Contrechamps, nous nous sommes intéressés au divertimento, genre musical en vogue au XVIIIe siècle fait pour divertir l’oreille lors des dîners mondains. Cette pièce marque un virage dans mon approche de la composition puisqu’il ne s’agissait plus de travailler à partir de gestuelles existantes mais de faire voir la musique par le corps. Pour ce faire, nous avons choisi un quatuor à cordes de Mozart et remplacé un des instruments par la danseuse. Comme Maya et moi lisons la musique, notre travail a consisté à développer des outils de traduction de la partition musicale vers la danse afin de mettre en corps tour à tour les caractéristiques de chacune des lignes musicales (premier violon, second violon, alto et violoncelle). J’ai poursuivi cette approche formelle de traduction lorsque deux ensembles contemporains m’ont commandé une pièce à partir de Double Sextet composé par Steve Reich. Nous avons créé un Double Septet (2021) dans lequel deux danseuses s’ajoutent à la formation musicale et donnent à voir les jeux de miroirs et le principe d’écho développés par le compositeur américain. J’étais encore dans cette dynamique de traduction d’une pièce musicale existante lorsqu’en juillet 2020 j’ai découvert Le Noir de l’étoile du compositeur Gérard Grisey. Créée en 1991, la pièce a été écrite pour six percussionnistes, une bande magnétique et la transmission des signaux astronomiques d’un pulsar, ces résidus d’étoiles mortes qui émettent des ondes radio à un rythme rapide et régulier. À la première écoute, j’ai été touchée par la poétique de ces étranges objets célestes. J’ai eu rapidement envie de m’emparer de la partition de Grisey afin d’en faire une version chorégraphique pour six danseuses et danseurs. J’étais séduite par la manière que le compositeur a de s’approcher du son, de « zoomer » sur ce qui se passe juste avant une attaque. Et puis le temps a passé… Entre le moment où j’ai découvert Le Noir de l’étoile et le moment où j’ai commencé le travail de recherche seule en studio, ma perception du monde avait changé. L’année de confinements à répétition, la guerre en Ukraine ont comme réveillé de vieilles angoisses et en ont fait naître de nouvelles. Je n’ai plus eu envie de me « cacher » derrière des partitions existantes. Mes émotions étaient plus à vif, mon besoin d’expression plus immédiat. 

Est-ce pour cela que vous n’avez pas choisi la pièce de Gérard Grisey comme musique du spectacle, mais travaillé une bande son à partir de musiques de dessins animés ?  

Chez Grisey, il n’y a aucun doute : nous sommes dans le cosmos, et ce cosmos est sacré ! Il m’a fallu du temps pour réaliser que sa poétique des pulsars faisait résonner en moi une histoire plus personnelle. Je n’ai jamais convoqué de matière biographique dans mes précédents travaux, du moins pas directement. Le fait d’aborder ici le souvenir de la mort de mon père a posé un enjeu de taille : comment aborder le tragique ? Comment le déjouer, non pas pour s’en détourner mais précisément pour s’en saisir avec vitalité ? La matière cartoon m’a permis un tel pas de côté. D’abord parce qu’elle convoque le monde à travers le regard enfantin. Ensuite parce qu’elle possède sa propre logique rythmique. Les Looney Tunes de l’époque ont ça de génial : les personnages sont pris par leurs obsessions (souvent très primaires !) en même temps que les situations n’arrêtent pas de changer. La base de l’écriture musicale de cette pièce repose sur une incessante dispute entre Bugs Bunny et Daffy Duck qui, pris sous le feu des chasseurs, entre deux détonations, se demandent s’il est l’heure de la chasse au lapin ou au canard. Comme le souvenir que j’ai du suicide de mon père est avant tout sonore, j’ai confié à la musique la fonction de support de ma mémoire incertaine. La création sonore, composée par Flavio Virzì (guitare électrique), Denis Rollet (Revox) et moi-même, est pensée comme un palimpseste : plusieurs couches de mémoire se côtoient, se superposent, ne cessent de s’effacer pour se réécrire. C’est la magie de cet appareil enregistreur qu’est le Revox : une véritable machine à remonter le temps ! 

Quand vous évoquez L’œil nu, vous faites un parallèle entre la persistance de la présence de votre père décédé et de la perception lumineuse d’une étoile après sa mort. Vous évoquez ce temps du trajet, de la mémoire, de l’espace. Des formes de temps ressentis plutôt que mesurés. Comment avez-vous travaillé la matière de ce spectacle avec vos danseuses et danseurs ?  

Le film Memoria d’Apichatpong Weerasethakul a été pour moi une sorte de déclic. Il met en scène, dans les rues de Bogota, une femme obsédée par un grand « Bang ! » entendu au lever du jour qu’elle cherche à comprendre et localiser. Un son qui, pour le réalisateur thaïlandais, contient toute la mémoire du monde. J’ai vu dans ce film la possibilité de faire coexister deux dimensions, personnelle et universelle, et par là la possibilité de mettre en scène l’association que je faisais entre l’explosion du cœur d’une étoile et celle du cœur de mon père. La part visuelle de la pièce incarnée par les danseuses et danseurs n’illustre jamais mon souvenir d’enfance. Ils et elles ont une activité qui a sa propre réalité, qui répond à ses propres règles du jeu. Nous avons travaillé ensemble sur des phénomènes de dégénérescence : ce qui va subir une altération physique ou une transformation mentale. Nous nous sommes demandé comment se dégrade l’organisation d’une structure quand elle perd ses caractères distinctifs et sa fonction habituelle. Au plateau, les interprètes élaborent leur propre système : une constellation « tirée » en début de spectacle et fondatrice de leurs rapports. Une fois ce système inventé, nous nous sommes mis à le faire délirer. L’œil nu ne cherche pas à reconstituer l’exactitude d’un souvenir. La pièce convoque des éléments qui contiennent des souvenirs autant qu’elle travaille dans les trous de la mémoire. Mais c’est bien la dégradation, la déformation de la mémoire qui est à l’œuvre ici. 

Votre scène est celle du cloître de la Chartreuse de Villeneuve lez Avignon. Un magnifique espace tout en profondeur. Comment vous a-t-il inspirée ?  

Nous avons transformé le cloître afin d’y inscrire un espace de jeu trifrontal dans la profondeur du lieu. Cette configuration permet à la pièce d’être contenue par l’architecture tout en ayant une sorte de point de fuite, une profondeur de champ constituée de nature. La pièce s’ouvre sur la (re)constitution d’une constellation, chaque soir différente. Sous le ciel étoilé avignonnais, nous espérons tirer nos plus surprenantes constellations ! 

Entretien réalisé par Francis Cossu