À travers Mothers A Song for Wartime, ce sont des femmes, survivantes de guerres, qui prennent la parole. Comment est né ce projet ?
Pendant plusieurs mois, j’ai mené des ateliers à Varsovie avec un groupe de vingt-et-une femmes : parmi elles, des Ukrainiennes touchées par la guerre, des Biélorusses ayant subi l’oppression et la persécution politique, des Polonaises qui ont ouvert leur porte et leur cœur… Elles viennent de Kyiv, Soumy, Irpin, Kharkiv… Elles sont âgées de 9 à 72 ans et forment un ensemble transgénérationnel. Ce sont des survivantes, réfugiées, témoins de la violence et des bombardements. Elles utilisent le pouvoir de leurs voix pour nommer ce qui ne peut l’être : les violences contre les femmes. La violence et le viol – politiques et individuels – sont les plus grandes armes de l’armée russe ; il s’agit d’un instrument de torture utilisé consciemment dans cette guerre, l’une des armes les plus puissantes, plus efficace que le meurtre, car elle demeure en permanence chez la victime qui survit. Cette violence est immuable, sans fin. Comment peut-on réagir contre un mécanisme qui se répète encore et encore, qui fonctionne par cycles ? Le travail du chœur entend mettre au jour ce qui est caché, montrer – parfois de manière monstrueusement concentrée – ce qui est absent du discours officiel. C’est aussi un moyen de retrouver la mémoire, la langue et la voix : non pas la voix des femmes en tant que victimes silencieuses mais, au contraire, en tant que protagonistes de la guerre.
Il y a, dans ce travail choral, une forme de rituel qui s’ancre dans des traditions ancestrales…
Dans la tradition des chœurs du théâtre antique, les mères, en réponse à la guerre et à la mort, sont vouées à devenir soit des vengeresses qui assassinent leurs ennemis, soit des pleureuses. Dans ce spectacle, nous cherchons une autre voie. Ensemble, nous recréons le motif ancestral de l’Anasyrma, ce geste des femmes qui soulevaient leurs jupes face à l’océan houleux d’une armée, comme un acte de protestation et de moquerie : ce geste devient le point de départ d’un nouveau chant choral de guerre, une contre-lamentation, un chant de liberté. Dès le début, j’ai cherché ce qui – dans la tradition ukrainienne – pouvait le nourrir profondément. Il était important pour moi de commencer par un motif d’opposition à la guerre, par une source de puissance qui s’oppose à la destruction. Mothers débute par une chtchedryvka, une chanson ukrainienne qui est un rituel ancien, un vœu de renaissance et de prospérité. Comment trouver ensemble ce qui est vivant sous les décombres ? Par l’union, par le chœur comme métonymie de la pluralité des voix et des cultures.
Diriez-vous que – par ce chœur – les femmes font acte de résistance ?
En répondant à la cruauté de la guerre, le chœur résiste, assurément. Les actrices de Mothers disent souvent que notre spectacle représente pour elles une forme de combat personnel, que le chœur est une « arme » : mais une arme érigée par la sagesse de la communauté et de l’amour. Le spectacle repose sur cette force de vie. Depuis ses origines, les pratiques du chœur sont liées aux femmes : le chœur nous apporte une mémoire transgénérationnelle, il a une force cathartique, il parle à travers plusieurs voix, plusieurs bouches. Il est plus vieux que chacune d’entre nous. Dans Mothers, A Song for Wartime, nous tentons de nous reconnecter à ces pratiques originelles, d’utiliser la sagesse multigénérationnelle et ces puissantes voix ukrainiennes : une force qui permet de guérir les blessures, mais aussi de réagir à l’horreur de la réalité, à l’indicible. Quel que soit le travail que j’entreprends avec le théâtre choral, il s’agit toujours de faire état des événements socio-politiques les plus difficiles et les plus éprouvants de notre réalité, d’offrir une nouvelle voix, un nouveau langage, une vision alternative de l’Histoire avec un grand H ainsi que des histoires individuelles.
Pouvez-vous nous parler des chtchedryvkas, ces formes de chant traditionnel qui vous ont inspirée ?
Les chtchedryvkas sont chantés par les femmes et les enfants pour accueillir l’arrivée du printemps et célébrer le renouveau de la nature. Ces chants rituels datant de l’époque préchrétienne étaient chantés autour des villages : leurs interprètes entraient dans les maisons pour offrir leur chant à chacun. Aux plus pauvres, âgés, esseulés, ils souhaitaient la joie, la santé et un avenir prospère. Ces processions étaient très colorées, accompagnées des attributs de la chtchedryvka, d’étoiles et d’instruments emblématiques. On croyait que ces paroles allaient se réaliser, qu’elles agiraient comme un sort et modifieraient le cours des choses.
Il y a dans le spectacle un côté collage qui emprunte à des inspirations très variées…
Je ne travaille pas à partir d’histoires qui formeraient le cadre dramatique de la performance. Comme d’habitude, le livret que j’ai composé est un mélange de textes : les discours politiques côtoient des poèmes pour enfants, des chansons pop, des berceuses, des mots de Lesya Ukraïnka et des plus grands poètes dramatiques et choraux, Sophocle et Euripide… Le langage est un terrain de jeu dans lequel la musique peut pénétrer et résonner. Le cœur du spectacle, le moment qui subvertit la forme, est le monologue des mères. Elles apparaissent alors non comme des interprètes mais comme des femmes qui prennent part à la performance et partagent leurs expériences humaines, leurs histoires de vie. L’approche esthétique est post-théâtrale, brute, pour laisser la place à la voix. Par la musique, le travail du rythme et de transformation des sons, nous interrogeons le mécanisme du langage, nous le montrons et le redécouvrons – peut-être – d’une nouvelle manière. Nous demandons ce que signifient les mots guerre et paix aujourd’hui.
Depuis plusieurs années, vous développez un travail original qui renouvelle la forme chorale. Comment en êtes-vous venue à vous intéresser à cette forme ?
En tant que pluralité, le chœur est un médium idéal pour évoquer le politique au sens grec du terme : le lieu où sont discutés les sujets qui concernent les citoyens et les citoyennes, les sujets relatifs à l’État. J’ai travaillé sur une forme contemporaine du chœur pour réactualiser cette idée ancienne du théâtre. J’ai commencé mes recherches en 2010 à Varsovie au Theater Institute où j’ai pu expérimenter librement, ce qui m’a permis de trouver une nouvelle grammaire pour le chœur, un nouveau type de texte – un livret, j’entends – un nouveau training du corps et de la voix pour les acteurs. En 2019, cette recherche a abouti à la création du Political Voice Institute (PVI) au Maxim Gorki Theater à Berlin.
Quel sens revêt un geste tel que Mothers, A Song for Wartime, alors que la guerre fait rage ?
Mothers est un hommage à la tradition du chant ukrainien, une voix vivante qui pénètre et émeut. Ce chant est un espace qui ne peut être réduit au silence. Cela fait deux ans que l’invasion à grande échelle de l’Ukraine a commencé. Comment nous sentons-nous aujourd’hui face à ses monstruosités ? Comment réagir à cette « fin du monde » ? Quel est le positionnement de l’Europe ? Il y a une forme de fatigue et de colère qui s’installe. La longueur de la guerre nous met à distance. Elle ne fait plus la une des journaux. Sa brutalité nous laisse sans voix. Sur Facebook et Instagram, il est facile de glisser des images atroces vers des lolcats. C’est la raison pour laquelle est né ce spectacle. Nous voulons être la voix de cette guerre. Alors que les images de guerre s’estompent, nous voulons être la voix qui maintient ces images en vie.
Entretien réalisé par Moïra Dalant en mars 2024