Entretien avec Mario Banushi

Le point de départ de MAMI est complexe. Il s’agit de la relation qui, enfant, vous a uni à la fois à votre mère et à votre grand-mère. Pouvez-vous revenir dessus  ?

Mario  Banushi : MAMI n’est un projet ni sur ma mère ni sur ma grand-mère mais il s’inspire des relations fortes que j’ai entretenues avec elles et avec les autres femmes qui m’ont élevé – car il se trouve que j’ai toujours été élevé par des femmes. Mes parents se sont séparés avant ma naissance et, lorsque j’'avais un an, ma mère s’est trouvée dans une situation financière fragile. Elle n’avait pas les moyens de nous élever, mes deux sœurs et moi. Elle a dû m’envoyer chez ma grand-mère en Albanie, où je suis resté jusqu’à mes six ans avant de revenir à Athènes. C’est ainsi que je me suis retrouvé avec deux mères  : ma propre mère et ma grand-mère que j’ai appelée mami jusqu’à l’âge de treize ans. À cela, il faut ajouter, après le remariage de mon père, ma belle-mère, que j’appelais également ainsi. Par une certaine ironie, le mot mère a toujours désigné pour moi plusieurs personnes. Le spectacle est habité par ces figures de mères plurielles : jeune, douce, en colère, nourricière, vieillissante dont il faut prendre soin… Il ne s’agit pas de différents types – je n’emploierais pas ce mot. Je parlerais plutôt de différents moments  : comme un album photo que l’on feuilletterait, comme l’histoire d’une femme vue à travers les yeux d’'un petit garçon qui ne veut pas l’idéaliser, juste l’observer. 

Comment le projet s’est-il construit ? Comment avez-vous mis en partage avec les interprètes ce matériau mémoriel si intime ? 

J’ai d’abord partagé avec les performeurs et performeuses des pensées et des inspirations personnelles. Je leur ai expliqué pourquoi je voulais créer cette pièce et ce qu’elle représentait pour moi. Je leur ai raconté des souvenirs que j’avais de ma mère qui était sage-femme en Albanie. Son métier consistait à accoucher d’autres femmes, à mettre des enfants au monde. À quoi ressemble le moment de l’accouchement  ? Que ressent-on en entendant le premier cri  ? J’ai grandi entouré de ces histoires. Mami parle de la naissance et de la vie, alors que, dans mes pièces précédentes, il était plutôt question de la douleur et du deuil. Aux interprètes, j’ai raconté comment j’ai été élevé, la déchirure qu’a été mon départ d’Albanie. Je les ai ensuite interrogés. J’ai voulu savoir ce que signifiait pour eux ce mot – Mami –, à quel héritage émotionnel il se rattachait. En répétition, j’aime créer une atmosphère bienveillante, où les interprètes peuvent vraiment oublier d’où ils viennent pour créer ensemble des images ou des instants que j’intègre par la suite à la pièce. 

Comment créez-vous ces images ? 

Je dois dire que je n’improvise pas tellement. Avant les répétitions, je dessine beaucoup  : des croquis que j’essaie ensuite de rendre vivants sur scène. Quand je suis chez moi, je peux par exemple dessiner une mère qui donne le sein à son enfant tout en lui chantant une berceuse. Puis, en répétitions, je guide les interprètes pas à pas dans la direction que j’ai en tête. Lorsqu’ils ont créé ces images, j’ajoute, je retranche, je change de petits détails… La mère qui nourrit son fils devient le fils qui nourrit sa mère… Qui s’occupe de qui ? Il s’agit d’une relation complexe et mystérieuse, une relation que nous ne comprendrons jamais totalement : les liens que nous essayons de démêler ici relient la vie à ses racines. Sur certains projets, il arrive que l’on commence les répétitions en lisant le texte que les interprètes vont jouer. Notre livre à nous est immatériel : c’est la rencontre avec nous-mêmes. Nous creusons en nous pour mettre au jour des histoires et des mots que nous partageons à la table. Il s’agit du livre de notre vie, intime et fragile, que chacune et chacun doit ouvrir avec beaucoup de précautions. 

Votre langage artistique mêle théâtre et danse avec une forte dimension plastique… 

J’imagine que mon langage est beaucoup influencé par mes origines albanaises, par les souvenirs que j’ai conservés de ce pays. Mes spectacles sont empreints de sensations, de couleurs, d’odeurs… Même s’ils ne partent pas d’un texte, ils racontent quelque chose. La beauté me touche lorsqu’elle va de pair avec les sentiments exprimés. J’essaie de comprendre comment une performance peut déclencher une puissante émotion. C’est comme une épiphanie, voyez-vous ? Lorsque vous regardez une œuvre, elle peut vous attirer comme un aimant. Mais cet aimant doit avoir une âme. Ce n’est pas une simple vitrine. 

Vous créez des formes-paysages qui paraissent souvent hors du temps… Est-ce également le fruit de votre histoire personnelle  ? 

C’est étrange car je n’ai que vingt-six ans mais j’ai parfois l’impression d’avoir l’imaginaire d’un homme de soixante ou soixante-dix ans. Cela tient sans doute au contexte dans lequel j’ai grandi à l’écart du centre, en périphérie d’une ville, dans ce qui ressemblait à une ferme, avec ma mère et ma grand-mère. On aurait dit une autre époque, avec les hommes qui apportaient chaque jour l’eau et le lait… Je me souviens de notre petite famille vivant, sans trop d’argent, dans cette petite maison. Ma grand-mère cuisinait, elle était au centre de la vie domestique. J’imagine que cela m’a beaucoup marqué. Je suis sensible aux rituels sociaux  : mariages, baptêmes, enterrements… Qu’y a-t-il derrière ces événements  ? Quelles sont les histoires cachées derrière ces cérémonies  ? De manière inhabituelle, mon travail mêle une certaine modernité avec des traditions presque ancestrales.

Une autre originalité de votre travail est de réunir autour de vous, au plateau, des interprètes de tout âge et de tout horizon… 

Oui, j’aime rassembler autour de moi de jeunes gens et des personnes âgées, des actrices et des acteurs, des danseurs et des danseuses, des chanteuses et des chanteurs, des interprètes non -professionnels qui se produisent parfois sur scène pour la première fois… C’est pour moi très inspirant. J’aime quand les cultures se mêlent, que les gens sont curieux les uns les autres, quand ils ont le désir de sortir de leur zone de confort. J’aime demander aux acteurs de danser et aux danseurs de jouer. Nous sommes des êtres multiples. Moi-même, je suis metteur en scène mais je fais également de la photographie, de la céramique, je dessine… 

 

Propos recueillis par Simon Hatab en janvier 2025.