Entretien avec Lorraine de Sagazan

Quelle a été la genèse du projet ?

Pendant la crise sanitaire de 2020, nous avons entamé, avec l’écrivain Guillaume Poix, un nouveau protocole de travail en menant, dans les théâtres fermés, quelque 300 entretiens avec des personnes de tous horizons. À partir de ces rencontres, nous avons identifié, dans le champ social, ce qui constituait à nos yeux des « manques » ou des « insuffisances ». Loin de toute démarche documentaire, thérapeutique ou évangélique, j’ai alors conçu un cycle de spectacles qui emploierait les moyens symboliques et performatifs de la fiction pour tenter de « répondre » à ces lacunes par autant d’actes théâtraux. Troisième volet de ce cycle, Léviathan interroge le fonctionnement du système judiciaire français, ses béances et ses alternatives. Parce qu’elle organise les rapports et régule les conflits entre les membres d’une société, la justice est la clef de voûte du schéma social et civique. Pourtant, si chacun s’entend sur son idéal et sur sa mission, les opinions divergent quant à son application. À l’instar d’autres pays européens, la France connaît actuellement une crise de confiance sans précédent à l’égard de cette institution.

Quel a été votre processus de travail ?

De ces 300 entretiens, nous avons extrait les questions intimes et politiques les plus saillantes avec l’idée qu’elles allaient façonner l’écriture des spectacles. Fruit de nombreuses rencontres que nous avons pu mener avec avocats, magistrats, victimes et détenus, Léviathan s’intéresse ainsi aux lacunes de la justice institutionnelle et témoigne des difficultés que ressentent autant les justiciables (victimes ou infracteurs) que le personnel judiciaire. Pendant plusieurs semaines, avec une partie de l’équipe, nous nous sommes immergés dans la 23e chambre du tribunal de Paris, ce pôle d’urgence pénale où ont lieu les procédures de comparution immédiate. Je pense avoir assisté pour ma part à trente jours de comparutions.

Qu’est-ce que la comparution immédiate ?

C’est une procédure simplifiée et expéditive qui dure en moyenne vingt minutes. Elle a pour but de juger l’auteur présumé d’une infraction à sa sortie de garde à vue. Tout le monde peut y assister, les audiences sont publiques. Elle est de plus en plus répandue et favorise largement l’incarcération puisque 70 % des peines prononcées sont des peines de prison ferme. En comparution immédiate, l’ordre juridique ne fonctionne pas comme une instance d’intégration et d’organisation collective : il s’inscrit dans les conflits politiques et reproduit des rapports de forces. On a pu y observer qu’un ou une prévenue fait rarement face à sa victime, plutôt à un procureur qui établit la société comme la victime de l’infraction. Je pose alors ces questions : Qui juge-t-on ? Comment ? Un crime est-il défini par le code pénal ou par la présence d’une victime ?  Est-ce le code pénal qui réclame la justice ou la blessure et sa réparation ? Pourquoi un droit répressif plutôt qu’un droit restitutif qui prendrait en charge la réparation du préjudice subi ?

Pouvez-vous nous parler du Léviathan – le monstre biblique qui donne son nom au spectacle et en constitue le fil rouge ? 

Cette figure mythologique et biblique a généré beaucoup d’interprétations. C’est une créature que l’on identifie sans véritablement la connaître et dont la puissance symbolique n’a cessé d’évoluer au fil des siècles. Le Léviathan de Thomas Hobbes, rédigé au XVIIe siècle, traite de la transformation de l’État et de la souveraineté. À partir de cet héritage philosophico-politique, le spectacle convoque cette figure du monstre afin d’interroger la violence inhérente à l’idée de justice ainsi qu’à celle de réparation.

Votre démarche s’inspire également des pratiques de la justice dite « transformatrice ». En quoi consiste ce concept ?

Nous nous sommes en effet intéressés à la justice transformatrice et à l’abolitionnisme pénal. Ces mouvements consistent à remettre en question le système pénal dans son ensemble – police, tribunaux, prisons – et à imaginer des alternatives. Il s’agit d’envisager une véritable confrontation des parties, de créer les conditions d’un véritable « débat politique » au sein d’un tribunal où la victime et les besoins que celle-ci peut manifester sont au centre des considérations et des décisions. Dans ce processus, des experts peuvent intervenir, mais leur présence doit être minimale. L’enjeu est bien, pour la société civile, de se réapproprier l’œuvre de justice. Léviathan se présente comme un contre-espace dans lequel je mets en scène une investigation critique sur nos manières de considérer l’organisation et l’application du droit moderne, interrogeant ainsi nos pulsions de jugement et de répression. Les comparutions immédiates écrites par Guillaume Poix nous plongent à chaque fois dans le temps réel d’histoires singulières qui soulèvent nombre d’enjeux politiques et sociétaux. Mais au fil des procédures, elles se disloquent pour tendre vers la possibilité d’un changement de paradigme. Avec huit interprètes virtuoses dont un acteur amateur qui se porte garant de notre récit au même titre qu’il l’incite, Léviathan tente de renverser certaines évidences et d’opérer des points de bascule par-delà le bien et le mal, nous confrontant au dilemme de la violence, à son exercice légitime et à sa régulation par le droit. Le spectacle pose, au fond, cette question cruciale : qui est le monstre ?

Comment se déroule votre collaboration avec Guillaume Poix ?

Je choisis le sujet avant de réfléchir à un pacte – c’est-à-dire à l’expérience que nous allons proposer au public. Ensuite, je fais des propositions de canevas à Guillaume qui est présent lors de toutes les répétitions. À partir d’une documentation commune, de nombreuses improvisations scéniques et de ses réflexions littéraires, il compose alors des textes de natures très variées permettant de confirmer ou d’invalider nos intuitions. Petit à petit, un squelette de spectacle apparaît et nous le peaufinons jusqu’à ce qu’il nous paraisse abouti. Nous restons en dialogue tout au long de la création. La structure même du texte de la pièce peut changer jusqu’à la première. C’est important pour moi d’avoir une logique de troupe. Je travaille avec la même équipe depuis des années. Il y a un dialogue permanent avec chaque corps de métier qui nous permet d’élaborer un langage commun.

Quels liens tissez-vous entre Léviathan et Monte di Pietà, l’installation que vous présentez en parallèle à la collection Lambert ?

L’installation Monte di Pietà, conçue avec la scénographe Anouk Maugein, est une collecte d’objets confiés par des personnes rencontrées pendant deux ans. Dans ce qui ressemble à une friche archéologique ou un sanctuaire des chagrins, nous avons également travaillé sur l’idée du contre-espace ou de l’hétérotopie, concept forgé par Foucault en 1967. Ici, comme pour Léviathan, c’est la blessure qui est au centre puisque ces objets représentent la douleur liée aux conséquences d’une injustice. L’installation est activée par des performances où des acteurs de la compagnie font l’inventaire des histoires, réécrites par Laura Vasquez. Je continue d’ailleurs à collecter des objets.

Entretien réalisé par Marion Guilloux en février 2024