Par autan est la dernière création de François Tanguy, créé avec le Théâtre du Radeau. D’où vient son titre mystérieux ?
Laurence Chable : Nous étions au Théâtre des 13 Vents à Montpellier pour jouer Item et nous avons appris que le nom de ce théâtre était dû à une erreur de traduction, puisqu’en occitan, tres signifie « trois » : c’était le théâtre des trois vents ! François a demandé qu’on lui nomme chacun de ces vents avant de lire avec attention ce que l’on dit du vent d’autan. Et soudain, alors qu’habituellement les titres arrivaient très tard, il a choisi ce titre bien avant l’amorce du chantier.
François Tanguy était habité par la littérature, comme le suggèrent les textes qui hantent les spectacles du Radeau. On entend dans Par autan des fragments de Kleist, de Shakespeare, de Tchekhov, de Dostoïevski, de Kafka, de T. S. Eliot, de Kierkegaard, de Walser…
Laurence Chable : Il nommait certains de ces auteurs par leurs prénoms : Fédor, Robert… Mais il réfutait le mot texte auquel il préférait le mot vocable, tout comme il réfutait d’ailleurs le mot spectacle.
Avez-vous l’impression que ces auteurs constituaient un répertoire stable qu’il revisitait spectacle après spectacle ? Ou observiez-vous parfois de nouveaux venus ?
Laurence Chable : Pas nouveaux venus pour François qui était un lecteur infatigable. Il n’y avait pas de répertoire mais des amitiés fortes, des présences constantes. Certains circulaient beaucoup à la table sans aller jusqu’au plateau.
Robert Walser est très présent dans Par autan, tout comme Kafka. Qu’est-ce qui, selon vous, l’attirait chez ces écrivains ?
Laurence Chable : Comme Kafka, Walser travaille la matière comme un tissu : en le lisant, on le voit raturer, griffonner, reprendre… C’est magnifique. François embrassait ce vif-là et aimait s’y confronter.
Confrontation, c’est le mot qui vous vient spontanément pour qualifier son rapport aux textes ?
Laurence Chable : Confrontation oui, peut-être, s’il s’agit de mettre en activités une multiplicité de matières par une multiplicité d’approches. Il composait à partir d’œuvres écrites par d’autres. Mais il ne faut pas chercher à qualifier cette relation-là, encore moins par un mot. Lorsque François faisait l’effort sous diverses manières, de répondre, de décrire, la première impulsion faisait partir le mot ou la phrase en feu d’artifice. Il y avait aussi des vagues d’amusement, mais un amusement d’une profondeur et d’une tendresse infinies. L’outil-théâtre est la première source d’amusement, de manière très concrète et très précaire à la fois. Il regardait beaucoup de peintures, de photographies, de films. Il se passionnait pour la musique, pour le chant des oiseaux qu’il enregistrait.
Par autan donne à entendre une pluralité de langues qui ne sont pas traduites. Pensez-vous qu’il est parfois important de ne pas comprendre ?
Laurence Chable : La perception emprunte des chemins multiples. C’est une autre activité que de vouloir comprendre, par exemple, une langue. Que se passe-t-il à l’écoute d’un poème d’Hölderlin ou de Celan, même traduits ? Quels mouvements se produisent en nous ?
Vous avez dit que le titre de Par autan était né pendant les représentations d’Item et – chose rare – les deux spectacles ont tourné en même temps. Cela signifie-t-il qu’ils entretiennent des liens particuliers ?
Laurence Chable : François avait parlé de Par autan comme d’un prolongement d’Item. En général, les tournées ne se chevauchaient pas. Je crois pouvoir dire qu’il avait besoin qu’une tournée soit terminée pour ouvrir un autre chantier : il avait besoin que ce soit déposé. D’ailleurs, les éléments de l’espace étaient réemployés. Mais la tournée d’Item avait été perturbée par le Covid et nous étions tristes d’un partage trop restreint. La décision, commune à l’époque de garder Item et Par autan prend brutalement une autre dimension après la mort de François.
Après leurs créations, les spectacles continuaient-ils à évoluer ?
Laurence Chable : Il n’était pas rare que nous travaillions les après-midis pendant une tournée. Il arrivait que François ajoute, supprime. Jamais de notes ni de commentaires après un filage ou une représentation. De manière non régulière, une rencontre à la table, le lendemain. Peut-être le temps de la représentation n’était-il que la ponctuation d’un seul mouvement toujours au travail ? D’où la nécessité d’attendre que ce mouvement se termine, d’apaiser pour ouvrir d’autres chemins ?
Par autan semble pris dans un mouvement perpétuel où l’espace se modifie en permanence et où les images que nous croyons percevoir se dérobent sous nos yeux. Dans les discussions que vous aviez, vous arrivait-il d’aborder la question du sens ?
Laurence Chable : La question du sens est indissociable de la plasticité. Quelque chose est mis au travail mais tout autant par les paroles parfois très étendues de François que par l’effectuation au plateau. Sans jamais quitter « le lieu d’où l’on regarde » – le theatron. Plutôt que « donner sens » François disait « se tenir ». C’est alors beaucoup plus sensitif, sensoriel, matériel même, tourné vers le partage. Ce qui se dérobe, ce n’est pas la clé d’un sens. Il y a transformation, envol, évanouissement d’un trait dans la vision, ou « lignes de propagation », comme disait François.
Autour de la présence du Théâtre du Radeau au Festival sont organisés des ateliers et autres temps d’échange et de rencontre, notamment pour interroger la transmission de cette œuvre. Vous avez une expression forte pour décrire cette recherche inquiète et vigilante : vous parlez du « partage d’une ignorance ». Comment transmettre ce que l’on ne sait pas ?
Laurence Chable : C’est une question politique. Le mot transmission peut ne pas convenir s’il pose l’attente d’un savoir. Il faut creuser cette question sans faire les malins, vivre ce moment comme une expérience, sans méthode ni leçon : interroger ce qui a eu lieu et qui s’est arrêté. Nous portons modestement cette responsabilité. Ce ne sera pas un atelier de pratique au plateau mais un atelier du regard. Après les représentations d’Item, à partir de fragments de vidéo d’autres créations, nous ferons rencontre, durant trois matinées de suite, avec un groupe d’étudiantes et d’étudiants et de jeunes professionnelles et professionnels qui découvrent tout juste le Théâtre du Radeau. En compagnie d’amies et d’amis dont le regard remonte plus loin dans le temps, nous nous interrogerons mutuellement.
Propos recueillis par Simon Hatab en février 2025.