Item fait partie, avec Par autan, des deux ultimes créations de François Tanguy – disparu en décembre 2022. Peut-on remonter à la naissance du projet ?
Laurence Chable : Il est difficile de situer le moment où naissait un projet car, pour François, tout était pris dans un mouvement continu. Le travail commençait sans prémisse. Le désir de nous rassembler ne s’appuyait pas sur un préalable d’écrit ou de thème. À part pour Don Juan, Le Songe d’une nuit d’été, Woyzeck avec les manuscrits de Büchner, son seul préalable était un espace, qui se modifierait par la suite.
François Fauvel : Au lieu La Fonderie que la compagnie avait commencé à aménager à partir de 1987, nous avions ajouté en 1997 un second lieu de création appelé La Tente. Lorsque La Tente n’était pas utilisée pour les tournées ou pour jouer hors les murs, elle permettait à François de travailler en continu. Il travaillait à partir de crayonnés sur des projets d’espaces ou d’objets. Il travaillait en solitaire mais nous n’étions jamais loin. Il n’hésitait pas à solliciter, si besoin, les constructeurs dont je faisais partie. Il accumulait des matériaux, filmant par exemple un rayon de soleil traversant les feuilles d'un arbre. Il remplissait ainsi des disques durs entiers. Lorsqu’il jugeait que le moment était venu, il nous convoquait toutes et tous.
Si le point de départ n’était ni un texte ni un thème, sur quoi vous retrouviez-vous pour commencer, ensemble, à créer ?
Laurence Chable : Il n’était pas aisé de commencer sans savoir mais François nous accueillait dans le partage de cette ignorance. Il mettait en œuvre, en chantier, hors des conventions. Il ne pouvait y avoir de distribution, par exemple. Dans son entretien avec Catherine Diverrès, il réfute, il repousse « le formalisme professionnant », et dit qu’« on se jette plutôt dans l’élaboration d’un site ». Ce mot site revient toujours dans ses paroles. Pour déjouer des termes comme décor ou scénographie mais aussi pour dire ce qui nous rassemble.
Les idées ne préexistaient jamais à la forme ?
Laurence Chable : Non, c’était ce faisant, en travaillant, que les décisions étaient prises.
Que se passait-il une fois qu’il vous avait convoqués ?
Laurence Chable : Nous passions beaucoup de temps à la table, tandis qu’il tournait autour en brassant une impressionnante somme de livres. La circulation de ces lectures pouvait donner – ou pas – une première tentative au plateau. Ces tentatives alternaient avec les retours à la table, et cheminaient avec toutes les autres composantes.
François Fauvel : La particularité de ces temps longs de création était que toute la matière était travaillée en même temps : textes, costumes, décors, lumière, musique… Le plateau était son atelier permanent, au sein duquel il passait de la lecture d’un livre à la scie sauteuse, de l’écoute d’un opéra au croquis d’un élément de décor.
Outre ce lien inextricable entre les corps, les voix, la lumière et la musique, les spectacles du Radeau comme Item semblent caractérisés par une forme de mouvement perpétuel. Les châssis, qui peuplent la scène et sont manipulés par les comédiens, glissent les uns sur les autres, structurant, déstructurant, restructurant constamment l’espace…
Laurence Chable : La fragmentation, la diffraction sont des constantes dans le travail de François. Cette conduite n’affecte pas seulement l’espace mais toutes les composantes des créations – costumes, lumière, son, parole… Pour Item comme pour les autres, si un fragment de L’Idiot de Dostoïevski est mis au travail, François ouvre d’autres champs de gravitation, par sauts, interruptions, ou incrustations de mémoires-traces. Il invite Dostoïevski, Ovide et Walser à la même table. La perception fait son propre chemin, avec toute cette interrogation du seuil…
Ce mot, seuil, paraît fondamental pour décrire ce théâtre du Radeau qui est un art de l’évanescence et du flou, de l’apparition et de la disparition, de l’entrée et de la sortie… Comment présenteriez-vous cette esthétique du seuil ?
Laurence Chable : Le mot indique la nécessité d’une conscience, il invite par exemple à travailler autrement que dans le désir de performance. C’est un battement plutôt qu’une frontière-limite. Il laisse la présence interroger, il laisse la place.
Vous avez employé une autre expression importante à propos de ce travail : « tendre vers la transparence »…
Laurence Chable : La transparence c’est aussi laisser la place, ne pas faire obstruction. François disait : « libérer les particules, laisser passer les flux, observer et accroître leur diffraction. » Il y a toujours un ailleurs, indéterminé.
Cet ailleurs se retrouve également dans les costumes. Dans Item, on a l’impression qu’avant même que le spectacle commence, les costumes ont déjà vécu plusieurs vies…
François Fauvel : Les différents éléments qui composent le spectacle ont souvent été récupérés pour former un fonds de décors, de costumes, de bibliothèques, de disques… Ils ont été construits, déconstruits, reconstruits…
Laurence Chable : Ce qui n’empêchait pas François d’avoir parfois le désir impérieux d’un élément précis, comme d’une robe à paniers élisabéthaine : un apparat, un vrai costume de théâtre qui, tout à coup, devient nécessaire parce qu’il entre en résonance avec un tableau de Velásquez ou de Renoir… La composition du costume est passionnante parce qu’elle ne cherche jamais l’imitation ou un « style ». Il n’est jamais « élaboré pour ». Il s’agit toujours d’une mise en relief dans un ensemble, espace, lumière, en résonance avec des mots, mais sans jamais illustrer, sinon pour rire. Le costume n’est jamais la conceptualisation d’une silhouette. Il n’y a pas de personnage, plutôt des figures passeuses, bien qu’il ne s’agisse pas de figurer. Les costumes passent eux aussi. C’est la raison pour laquelle ils sont tout autour du plateau pendant la représentation. Les coulisses sont aussi les loges. On ne s’éloigne jamais de plus d’un mètre de la scène.
« Il ne s’agit pas de figurer. » Pouvez-vous revenir sur cette phrase ?
Laurence Chable : Je reprends l’exemple de la robe à paniers élisabéthaine, c’est une vibration, une matière mémorante, comme l’accessoire ou le postiche. Il y a toujours quelque chose qui viendra brouiller ce qui pourrait faire image. De même, si l’on présente une séquence du Faust de Goethe, ce n’est pas Faust qui se joue : la séquence est prise dans un jeu de continuité et de discontinuité qui la modifie et la propulse ailleurs, plus loin.
Propos recueillis par Simon Hatab en février 2025.