Pourquoi, trente ans après la création de El triste que nunca os vido, avez-vous souhaité revenir à l’histoire de Juana I de Castilla ?
La Ribot : En 1992, El triste que nunca os vido était un geste spontané et féministe qui répondait à la commémoration espagnole des 500 ans du débarquement de Christophe Colomb en Amérique : cette année-là, toute une flotte d’artistes masculins était programmée en Espagne et ailleurs sans qu’aucune femme ne soit mise à l’honneur. J’ai alors pensé à Juana I de Castilla (1479-1555), une reine que l’histoire espagnole a reléguée dans la folie, accusée de démence : d’abord par son mari, Philippe de Habsbourg, qui voulait le pouvoir, puis par son père, Ferdinand II d’Aragon, et enfin par son fils, l’empereur Charles Quint. Juana était l’héritière des rois catholiques, qui ont élargi l’Europe en menant les premières expéditions coloniales et vidé l’Aragon et la Castille d’une partie de leur population en chassant et en persécutant les populations arabe, juive et romani. C’est une époque marquée par de nombreuses découvertes scientifiques et autres changements de paradigmes : on comprend que la Terre est ronde, qu’elle tourne autour du Soleil …
Quel rôle Juana I de Castilla a-t-elle joué dans l’histoire ?
La Ribot : Juana I de Castilla était une marionnette politique. Elle a épousé Philippe de Habsbourg pour s’insérer dans un réseau d’entente politique, ce qui a permis à l’Espagne d’asseoir son fameux « empire sur lequel le soleil ne se couche jamais ». À la mort de son mari, son fils Charles Quint la fait enfermer au couvent de Tordesillas dont elle ne sortira jamais. Son histoire est le destin tragique d’une femme sacrifiée sur l’autel de l’intérêt politique des hommes – les trois hommes de sa vie !
En quoi ce nouveau spectacle se distingue-t-il du précédent ?
La Ribot : Dans El triste que nunca os vido, je mettais l’accent sur les notions de contrôle et de surveillance. Avec Juana ficción, la dimension visuelle et sonore est plus importante, avec une attention particulière portée à la lumière, qui est uniquement solaire. Dans les deux cas, le patriarcat est vu comme une force de contrôle, d’effacement et d’oubli à l’œuvre dans l’histoire.
Y a-t-il eu un déclic qui vous a incitée à revenir à cette figure ?
La Ribot : Je n’avais pas pensé revenir à cette figure jusqu’à ma rencontre avec Asier Puga qui, un jour, m’a apporté le Cancionero de Juana, recueil de chansons offert à Jeanne Ire de Castille et Philippe de Habsbourg lors de leurs noces. De là est né le désir de retraverser cette histoire d’un point de vue musical et vocal. Confier la musique à Iñaki Estrada, qui compose, et à Asier Puga, qui dirige l’orchestre, m’a permis de travailler le caractère éphémère de la musique vivante, de la danse, d’une journée d’été jusqu’au coucher du soleil.
Asier Puga, comment avez-vous rencontré La Ribot et découvert son travail ?
Asier Puga : Je connais son travail depuis longtemps. En tant que directeur d’orchestre et programmateur, j’ai toujours apprécié son approche de la danse. La Ribot explore une voie, un espace, qui dépasse les carcans artistiques : elle crée des tensions extrêmement suggestives entre les disciplines. Je ne connaissais pas El triste que nunca os vido et c’est tout à fait par hasard que je lui ai présenté le Cancionero de Juana, qui faisait partie d’un corpus sur lequel je travaillais alors.
Le compositeur contemporain Iñaki Estrada a composé et arrangé une grande partie de la musique du spectacle, qui comprend également une création électronique signée Álvaro Martín. Le corpus musical et vocal est très varié…
Asier Puga : L’ensemble que je dirige – l’Orchestre de chambre de l’Auditorium de Saragosse-Grupo Enigma – n’est pas spécialisé dans les musiques anciennes ou médiévales. Aussi avons-nous sollicité le musicologue Alberto Cebolla : nous étions curieux de savoir ce que Juana I de Castilla pouvait écouter. Il faut savoir qu’elle était très érudite, très au fait des mouvements musicaux et littéraires de son temps. De ces riches archives, nous avons retenu des moments emblématiques qui résonnent avec son histoire. Le véritable défi a été de trouver un compositeur avec une sensibilité particulière pour envisager une partition où la danse n’accompagne pas la musique et où la musique n’illustre pas la danse. Iñaki Estrada est capable d’unir tous ces matériaux. Il est un véritable artisan. Il a écrit cette partition à partir de citations passées au filtre de son monde intérieur. Álvaro Martín, lui, a créé un espace sonore électronique, parfois proche de la transe. De la même manière que Juana I de Castilla était ouverte à toutes les nouveautés de l’époque, nous avons voulu introduire ce type d’atmosphère afin de créer un lien fort à notre temps. Parfois, la musique ancienne domine. Parfois, c’est au tour de la musique contemporaine ou électronique. Parfois, toutes ces influences s’unissent. Il y a plusieurs strates et nappes sonores. Il ne faut pas oublier que, du temps de Juana I de Castilla, la musique polyphonique était dominante. Ce sont finalement les voix qui se sont révélées être l’élément-clef du spectacle : des voix qui nous ont permis de faire le lien entre l’actualité musicale de l’époque et notre propre présent. C’est pour cela que nous avons fait appel au groupe vocal de Saragosse, Schola Cantorum Paradisi Portae, le seul à mon sens à pouvoir tisser des liens entre ces différents univers. Il y a comme un écho entre la voix et la musique. Parfois la musique imite la voix en la prolongeant ou en la répétant, parfois c’est l’inverse, chacun jouant finalement le rôle de l’autre. L’important, c’était aussi de combiner les qualités de la voix avec les qualités des instruments. Il y a une sorte de mise en abyme.
La Ribot : …qui vaut aussi pour les costumes. Pour cette création, Elvira Grau s’est inspirée de l’univers du Jardin des délices du peintre néerlandais Jérôme Bosch. J’ai imaginé que Juana avait eu l’occasion de voir ce tableau dans son premier voyage en Flandres en 1496 pour son mariage. L’empereur Felipe II, fils de Charles Quint et petit-fils de Juana, l’a acquis en 1568 pour son alcôve au palais de l’Escurial. Felipe II dormait avec ce tableau qui représentait le péché de luxure, entre autres cauchemars de l’époque. En ce qui concerne la musique, même si nous avons beaucoup échangé sur cette partition, j’avoue m’être sentie étourdie par cet ensemble foisonnant ! Dans ce monde peuplé de voix et d’instruments, il m’a fallu plusieurs heures d’écoute et de travail pour entrer dans toute sa profondeur et richesse. C’est le climat des voix qui m’a physiquement touchée, portée. Nous avons placé les chanteurs et les musiciens au centre du plateau pour que je puisse rentrer dans cet espace sonore et, avec Juan Loriente, évoluer en son sein.
Vous établissez de nombreux parallèles entre notre époque et celle de Juana I de Castilla. De la même manière, quel serait le fil entre El triste que nunca os vido et Juana ficción ?
La Ribot : Il y a d’abord la présence de l’acteur Juan Loriente qui était mon partenaire il y a plus de trente ans dans El triste que nunca os vido. Les deux spectacles offrent deux points de vue sur la manière dont la folie a été utilisée comme outil de domination politique. Ils révèlent les tensions qui existent entre pouvoir, genre et normes sociales dans l’Espagne du début de la période moderne et rappellent qu’il reste encore beaucoup à faire. Aujourd’hui, les études féministes se sont emparées de la figure de la reine Juana I de Castilla : elle n’est plus surnommée « La Folle », on lui a rendu son nom. Comme dans la musique, il y a aussi une mise en abyme des corps. Je récupère le film d’El triste que nunca os vido où je suis nue, assise sur un tabouret qui tourne sur lui-même, avec des paysages castillans au coucher du soleil. À l’époque, cela me permettait d’entrer dans l’intimité de la douleur de Juana. Dans Juana ficción, ce film devient un tableau vivant miniature qu'on regarde sur notre téléphone portable...
Dans quel espace – concret ou symbolique – allez-vous nous raconter cette toute nouvelle histoire de Juana ?
La Ribot : Nous jouons au cloître des Célestins, ce qui donne une tonalité particulière à cette pièce. La lumière qui se métamorphose en obscurité et les multiples intensités du vent – je pense aussi au mistral si intrinsèquement lié au Festival d’Avignon – sont des éléments-clefs de notre poétique.
Entretien réalisé en février 2024