Entretien avec l'ensemble des artistes de Paysages Partagés

Stefan Kaegi 

Vous mettez en scène des créations utilisant des dispositifs scéniques originaux et dans lesquelles le vivant – humain ou non – joue un rôle central. Qu’en est-il ici  ?  

S. K. : Pour ce projet, je vais me servir de la technique d’enregistrement binaural, qui permet une immersion maximale grâce au casque. Cela va créer un paysage sonore. Le son a une résonance tridimensionnelle, la perception des voix est très naturelle, les auditeurs/spectateurs ont l’impression de les entendre comme si les personnes discutaient autour d’eux. Ma méthode de travail est nouvelle, je ne fais pas d’entretiens mais j’initie un dialogue entre plusieurs personnes que j’enregistre. À Lausanne ont été choisis une psychanalyste, un garde forestier qui a une grande expertise des arbres et du territoire dont il s’occupe, une enfant, une chanteuse japonaise et un météorologue qui a, lui, un regard sur ce qui se passe au-dessus et dont le métier est aussi une ressource essentielle pour les plantes, la nature et le vivant. 

Chiara Bersani & Marco d’Agostin 

Qu’il soit en mouvement ou empêché, le corps est au cœur de vos créations. Comment le mettez-vous ici en relation avec le paysage ? 

C. B. & M. D. : Le paysage est une image au bord de laquelle se trouve le corps. Pour certains, comme Marco, l’image du paysage est une invitation à y entrer. Pour d’autres, comme Chiara, cette image rare demande au corps de simplement la regarder en adoptant la meilleure position pour le faire. Dans Paysages Partagés, nous souhaitons faire dialoguer corps et paysages. Le corps d’un performeur en situation de handicap choisi au sein de la communauté artistique du lieu accueillant le projet, celui des spectateurs, sollicité à se positionner et se repositionner par rapport au paysage et aux questions qu’il soulève, et le corps absent que nous pouvons seulement imaginer. Ces corps se déplacent entre trois paysages : un paysage fictif – image aux contours bien définis dans laquelle un espace pour l’imagination est à trouver –, le paysage naturel avec ses spécificités et hostilités, et enfin la planète Terre, « paysage des paysages » observé et raconté par le seul être humain enfin comblé dans son désir de tout voir, l’astronaute. 

Ari Benjamin Meyers 

Vos projets musicaux sont pensés dans un rapport à l’espace et au temps bien particulier. Comment avez-vous ici réfléchi le son, la musique et leur perception dans cet espace choisi ? 

A. B. M. : Après avoir passé plus de trois ans sur Forecast, une performance musicale et théâtrale à grande échelle créée à l’origine pour la Volksbühne de Berlin, dont le thème était le changement climatique, il est passionnant de concevoir une œuvre qui ne porte pas seulement sur la nature, mais qui se déroule dans la nature. Le land art a toujours été pour moi une grande source d’inspiration. Dans Paysages Partagés, il m’est possible de travailler dans un espace entre la performance musicale et les œuvres in situ d’artistes qui me tiennent tant à cœur. Tout comme le land art réutilise, resitue et recontextualise des formes, des situations et des structures trouvées dans la nature, faire de la musique dans et avec le paysage rend possible la relocalisation du son composé dans ses lieux d’origine, la forêt, la prairie, la montagne et le ruisseau. 

El Conde de Torrefiel 

Le paysage est façonné par l’humain, reflet de sa perception du monde, une construction politique. Comment avez-vous souhaité montrer ce paysage dans son lien avec la perception que nous en avons ? 

T. B. & P. G. : Le paysage est le paradigme pour apprivoiser la nature, l’observer en étant protégé des menaces qui en émanent, une nature détachée de son état sauvage. Au XXIe siècle, nous constatons qu’il reste très peu de nature qui ne porte pas, d’une manière ou d’une autre, les empreintes de l’humanité ; notre espèce a façonné et transformé la nature, l’altérant de manière délibérée, mais pas forcément calculée. Nous souhaitions mettre ici en lumière le caractère artificiel du paysage, les stratégies infligées à la nature pour la soumettre et en tirer profit. Le capitalisme en tant que paysage ou le paysage du capitalisme est lié à ce dualisme entre nature et culture qui coexistent sans avoir encore trouvé un équilibre. Si le capitalisme est un système sauvage et destructeur pour la nature, elle est elle-même violente et dévastatrice. C’est un combat entre deux forces adverses au milieu desquelles les humains répètent leur savoir-faire de dompteurs. 

Begum Erciyas & Daniel Kötter  

Il a toujours été question de maîtriser la nature, de la dominer, collectivement ou individuellement. Le paysage est façonné par l’homme, reflet de sa perception du monde. Vos créations abordent les problématiques du collectif et de l’intime et aussi de ce qui est caché, invisible. Comment avez-vous lié ces thématiques pour Paysages partagés ? 

B. E. & D. K. : Le projet Paysages partagés amène 300 spectateurs/visiteurs dans un paysage. Leur simple présence, en tant que groupe d’humains et en tant que somme de corps individuels, transforme fondamentalement le paysage en un territoire occupé. Le processus d’occupation en termes militaires ou coloniaux implique toujours, en premier lieu, la construction fictive d’une terre vide – un no man’s land. L’occupant doit croire en cette fiction pour que l’occupation réussisse. Cette tension entre la présence et l’absence des corps du public dans le paysage sera au cœur de notre contribution à Paysages partagés. Nous utiliserons des technologies de visualisation pour modifier ce qui est visible et pour exposer la résistance d’un paysage que le public est sur le point de saisir. 

Émilie Rousset  

Vous aimez travailler une matière documentaire que vous créez à partir de paroles recueillies. Qui sont les spécialistes rencontrés pour Paysages partagés, et comment leurs paroles viennent-elles se greffer au paysage ?  

Je choisis des personnes qui, par leur métier ou leur expérience, ont un domaine d’expertise précis afin de découvrir des mondes inconnus, des vocabulaires inédits. Pour Paysages partagés, je me suis intéressée à différentes manières de percevoir et pratiquer le paysage. À travers le regard de la directrice d’une fédération d’ONG environnementales spécialisée dans la Politique agricole commune, nous observons le fonctionnement d’une machine agricole, viticole ou forestière, écoutons des écosystèmes avec l’oreille d’une bio-acousticienne. Ces paroles recueillies dans un bureau à Bruxelles ou dans un laboratoire d’université sont rejouées en pleine nature par des interprètes. J’aime que le théâtre ouvre différents accès au réel et déplace nos compréhensions. J’aime aussi jouer du glissement de la réalité à sa représentation par des va-et-vient ludiques. 

Sofia Dias & Vítor Roriz 

Vos créations mêlent langage, sons et corps en mouvement, créant une géométrie de l’espace et un univers sonore singuliers. Comment ces éléments s’accordent-ils à l’environnement naturel de Paysages partagés ? 

S. D. & V. R. : Il existe un réseau complexe d’événements non humains se produisant autour de nous qui sont indiscernables parce que nous sommes incapables de les reconnaître ou les nommer. Certaines questions évoquées dans cet audioguide sont liées à ce type d’ignorance qui nous aliène et nous isole du reste des éléments qui composent et habitent le paysage, qu’ils soient animaux, végétaux ou minéraux. Nous remplaçons ici la diversité et la complexité des sons du paysage naturel par la monotonie de nos deux voix humaines à l’aide d’écouteurs. Ces derniers nous éloignent d’un lieu tout en invitant à une sorte d’immersion dans le son, ce qui peut modifier notre état de présence et nous offrir une autre façon de percevoir l’environnement. Nous tentons ainsi de simuler une errance de la pensée qui accompagne l’errance des corps dans le paysage, sous la forme d’un dialogue intérieur et intime de nos voix avec chaque auditeur.