Entretien avec Krzysztof Warlikowski

Votre spectacle Elizabeth Costello. Sept leçons et cinq contes moraux n’est pas une simple adaptation du roman homonyme de J. M. Coetzee : il met en scène la rencontre avec un personnage, une écrivaine fictive, qui traverse autant l’œuvre de l’écrivain sud-africain que la vôtre…

Elizabeth Costello apparaît dans le roman éponyme de J. M. Coetzee paru en 2003, avant de ressurgir quelques années plus tard dans L’Homme ralenti puis dans L’Abattoir de verre. Dans l’une de ses interviews, J. M. Coetzee en raconte la genèse : alors qu’il était invité aux États-Unis pour donner une série de conférences, il choisit – par une forme de mise en abyme – de parler justement « des conférences que donne dans les universités américaines l’écrivaine Elizabeth Costello » : au lieu de littérature, il décide – à travers la voix de Costello – de parler de la condition animale.

Costello est également une figure récurrente de vos spectacles…

Je l’ai déjà « utilisée » dans deux spectacles, notamment dans La Fin, qui mêlait des textes de Franz Kafka et de Bernard-Marie Koltès, où elle se retrouve dans « l’au-delà », devant une porte, comme la porte de la Loi chez Franz Kafka, et doit écrire une déclaration de foi pour pouvoir passer… L’autre apparition d’Elizabeth Costello, c’était dans (A)pollonia, où elle donnait une conférence sur l’Holocauste, en faisant un parallèle scandaleux pour l’auditoire avec l’abattage contemporain des animaux.

En quoi vous fascine-t-elle pour qu’à l’instar du prix Nobel de littérature 2003, vous la conviez ainsi au cœur de vos créations ?

C’est un personnage qui brouille la frontière entre la fiction et la réalité. Quelque temps après la parution du roman, l’un des amis de Coetzee est interrogé sur l’œuvre d’Elizabeth Costello : elle est devenue réelle dans la tête des lecteurs ! J. M. Coetzee entretient des rapports complexes avec elle. Comme lui, elle va de conférence en conférence. Elle devient son alter ego. Certaines de ses conférences sont inspirées par celles de Coetzee : elles sont traversées par la question du mal ou le respect de la vie animale – autant de thèmes qui sont chers à l’auteur. Cette fiction dans la fiction dans la fiction est passionnante. Elle a envahi mes propres mises en scène. J’aime cette question que pose Coetzee : Et si, au fond, tout ce que nous faisons n’était que fiction ?

Pourquoi Elizabeth Costello est-elle une écrivaine si singulière ?

Dans le roman, nous faisons sa connaissance alors qu’elle reçoit le prix Stowe à Williamstown en Pennsylvanie. Elle est alors présentée comme l’une des plus grands écrivains du monde. Nous la suivons en Afrique, en route vers l’Antarctique, aux États-Unis, à Amsterdam… De conférence en conférence, de voyage en voyage, elle dévoile une manière bien à elle de penser le monde. Bien sûr, J. M. Coetzee se cache derrière elle, en flirtant avec le politically correct. Grâce à elle, il gagne en liberté. Il y a, en background, les problèmes qu’elle rencontre dans ses rapports avec son fils, sa sœur, ses connaissances… Son existence devient problématique et embarrassante. Elle est de plus en plus ostracisée. Elle vieillit et doit négocier avec ses désirs – ce qui l’affecte énormément. À travers ces conférences gênantes, la question de sa propre vie, de son devenir, de son vieillissement, se pose. C’est sans doute la raison pour laquelle, après son arrivée devant la Porte à la fin du roman, J. M. Coetzee choisira de la faire revenir dans deux autres récits en la faisant vieillir…

Comment mettre en scène un tel personnage ?

J’ai retenu certaines conférences plutôt que d’autres – sachant que deux d’entre elles avaient déjà été intégrées dans mes spectacles. Pour incarner ce personnage complexe, j’ai choisi six actrices de différents âges et physiques, ainsi qu’un homme. Il s’agit d’explorer ce personnage d’écrivaine qui déraille progressivement. « Elizabeth Costello » – ses récits comme le personnage en lui-même – représente une sorte de trouble qui ne passe pas seulement par ses propos ou ses conférences mais par ce flirt constant avec l’impossible, qui nous mène quelque part où nous ne serions jamais arrivés. En répétant « J’ai des opinions mais je n’y crois pas », Elizabeth Costello témoigne d’une personnalité à part. Elle ne souhaite pas répondre, comme d’autres auteurs, à des questions sur la littérature. Elle préfère nous interroger, sans donner de réponses, sur des questions essentielles, viscérales. J. M. Coetzee pourrait reprendre à son compte la fameuse phrase de Flaubert : « Madame Bovary, c’est moi. » Elizabeth Costello est-elle moi ?

En tant que personnage et alter ego de Coetzee, Costello questionne la responsabilité de l’artiste…

Costello exprime librement sa pensée, quitte à déranger, quitte également à devoir affronter la question du mal après avoir tenu des propos où elle met en relation l’Holocauste des juifs et l’abattage massif des animaux. Elle est celle par qui le scandale arrive : elle assume ce rôle tout en étant pleinement consciente de l’horreur de la Shoah. Dans le même temps, elle se demande si l’artiste a le droit d’explorer les sous-sols – ces zones souterraines qui dissimulent les horreurs de l’humanité – et d’en remonter pour décrire ce qu’il y a vu. Comme toujours, elle nous laisse sans véritable réponse mais soulève une question essentielle.

Comment les rapports de Costello et de Coetzee évoluent-ils au fil du temps ?

J. M. Coetzee passe d’une forme de mystification à quelque chose de plus trouble. Elizabeth Costello n’a pas de vérité. Elle est faite de plusieurs facettes. Elle intervient dans L’Homme ralenti contre la volonté de Coetzee ! Elle va rencontrer un homme, Paul Rayment, qui a perdu un membre après une chute de vélo, et va l’interroger sur ses choix. C’est d’autant plus troublant que J. M. Coetzee est lui-même un cycliste chevronné (qui a même fait des courses autour d’Avignon !).

Il y a, à la fin du spectacle, l’image marquante du poussin sur un tapis roulant : image reprise de L’Abattoir de verre. Pouvez-vous nous parler de cette image ?

Le spectacle commence avec une Elizabeth Costello au sommet de sa carrière. Elle a reçu toutes sortes de prix, pense ne pas mériter pareilles récompenses et ne peut imaginer un instant que la génération actuelle se divise à son sujet ! C’est une personnalité qui s’efforce de ne pas paraître fermée. Elle est sensible à la cause animale et le mal est l’un de ses thèmes privilégiés : elle l’évoque dans sa conférence intitulée Le Silence, la Complicité et la Faute… Seulement, avec le temps, elle a tendance à s’enfermer dans ses propres convictions. Elle confie elle-même ne plus penser comme autrefois. Lauréate de l’équivalent d’un prix Nobel, elle garde un esprit critique qui ne cesse de la tirailler. Ce petit poussin à la fin du spectacle semble être la seule image qui la préoccupe : un poussin condamné à mort sur un tapis roulant, qui ne connaîtra qu’une brève existence avant son exécution. Costello est la seule, à part Dieu, à avoir conscience du destin de cet être oublié. Ici s’ouvre l'abîme de l’inconnu, auquel seule la Parole peut avoir accès. Cette Parole, Costello, Coetzee, mon équipe et moi la recherchons tout en sachant que nous ne la trouverons pas. Mais cette quête donne un sens à nos vies.

Entretien réalisé par Marc Blanchet en mars 2024