Vous avez fait de la littérature romanesque l’un de vos matériaux de prédilection. Pourquoi recourir à nouveau à un texte non théâtral, en adaptant Les Émigrants de W. G. Sebald trois ans après Austerlitz ?
Nous traversons, je crois, un moment de crise dans l’écriture théâtrale. Les auteurs dramatiques racontent en général une histoire par le biais de dialogues entre les personnages, souvent forcés et très anarchiques ; or le monde est trop complexe pour être raconté par ce seul procédé. Je suis fasciné par des zones situées au-delà du dialogue, quelque part à la frontière de notre humanité – et c’est cette lisière que W. G. Sebald s’emploie à atteindre au moyen de la littérature. Cela en fait un auteur tout à fait singulier : en s’éloignant de l’analyse psychologique des personnages pour respecter leur mystère, il remet en question la façon dont l’écriture peut investir le monde et pénétrer au cœur de l’être humain. Le plus douloureux, le plus intime, le plus fondamental, demeure au fond impossible à atteindre, à moins de basculer dans le mensonge. N’avons-nous pas souvent le sentiment que le langage est insuffisant, qu’il nous déçoit dès que nous essayons de sonder ce qui nous touche le plus ? Dès que nos pensées sont exprimées par les mots, elles deviennent, pour ainsi dire, triviales. W. G. Sebald le sait, et pratique donc une forme de silence sur l’essentiel. Il y a quelque chose de magique dans cette forme de littérature, qui cherche à transmettre l’inexprimé par une sorte d’osmose entre l’esprit de celui qui écrit et celui du lecteur. J’essaie de faire la même chose au théâtre : ne pas exprimer uniquement avec des mots, mais grâce à ce qu’il y a entre les mots.
Les Émigrants se composent de plusieurs récits, où un narrateur mène l’enquête sur différents protagonistes. Pour ce spectacle, vous vous concentrez sur deux d’entre eux : Paul Bereyter et Ambros Adelwarth…
Ces deux récits ont un noyau commun : tous deux s’intéressent à des figures familières du narrateur – un instituteur, un grand-oncle – qui ne leur sont accessibles qu’à travers ce qu’en racontent d’autres personnes. Est-ce que les choses se sont vraiment passées comme cela, dans la réalité ? et comment un être qui a pu nous sembler si proche peut-il se révéler, en définitive, un inconnu ? Nous voilà face à des mystères – des mystères fatals puisqu’ils se soldent, dans les deux cas, par l’échec, le malheur et la mort. Cela captive le narrateur, dont l’investigation se transforme en une sorte de quête spirituelle. Parce qu’il ne peut avoir de certitude, il s’affranchit du récit littéral et se laisse imprégner par des mirages, des sortes d’illuminations fulgurantes semblables à de petites éruptions de visions insoumises. W. G. Sebald génère ainsi, par ses silences, des éclairs d’hérésie dans la narration. Il en va de même pour l’imagination du lecteur – et, je l’espère, du spectateur – qui lui aussi s’émancipe du récit. Ces histoires que nous lisons, ou voyons sur scène, ont-elles été vécues par des personnes réelles, ou sont-elles le fruit de l’imagination ? Ces éruptions de vie ont-elles été inventées par nous ? Nous ne pouvons pas le savoir ; mais sans doute n’est-ce pas là le plus essentiel.
W. G. Sebald aborde l’Histoire sous le prisme de l’exil et, plus largement, de l’identité perdue… en quoi cette question est-elle particulièrement importante pour vous, aujourd’hui ?
Les récits des Émigrants sont tous parcourus par un même motif – le destin des juifs d’Europe – qui dans le cas d’Ambros Adelwarth s’articule à celui de l’homosexualité. Deux sujets reliés dans l’Histoire à travers l’extermination nazie. La récurrence de ce motif pourrait bien révéler une projection personnelle du narrateur – de ce juif intérieur, qu’il a créé lui-même, au-dedans de l’Allemand qu’il était. W. G. Sebald se sert de ses personnages comme d’un cheval de Troie pour exprimer sa propre identité et ses propres mystères. La question de l’exil qui l’obsède, et que je veux aborder aussi, ne peut être réduite à un programme ou à un discours politique ; il s’agit de quelque chose de bien plus essentiel, comme une manière de pénétrer notre humanité. Ces fantômes, ces vies irrémédiablement perdues incarnent ce que j’appelle la Shoah culturelle – une notion pour moi capitale, plus large que l’histoire à laquelle elle se rattache. Elle désigne l’empreinte irrémédiable que la destruction nazie a laissée en chacun de nous, qui imprègne les relations humaines, tant sur le plan personnel que politique, jusqu’à aujourd’hui. Sebald, dans son œuvre, élargit notre vision de la Shoah.
Je crois essentiel d’aborder cette question, surtout aujourd’hui. Nous pensions que le passé nous servirait de leçon, mais nous avons apparemment à nouveau perdu tout repère. Vient alors un moment où cette chose que nous concevions instinctivement, notre qualité d’être humain, nous ne la comprenons plus, au point de perdre le sens de nos vies. Pourquoi Bereyter se suicide-t-il ? et pourquoi Ambros suit-il le chemin de son compagnon, vingt ans plus tard, en se faisant interner dans le même asile pour y mourir aussi ? C’est cet ébranlement, ce point de bascule, que W. G. Sebald cherche à exprimer et que je veux porter sur scène, pour tenter de faire entrevoir ce mystère primordial.
Comment donner corps à ces personnages – ces fantômes, pour reprendre vos mots – par le travail scénique ?
Je pressens déjà la direction dans laquelle je souhaiterais aller avec les acteurs, mais la manière dont ce travail va être mené avec eux, pour susciter en eux l’étincelle, reste pour moi une grande inconnue. Nous avons deux types de personnages : les fantômes de gens qui ont disparu et ceux qui les racontent. Ce sont comme deux instruments différents, un peu à la manière d’une loupe de microscope et d’un objet observé. Sur scène, ce à quoi nous assistons est une tentative par les uns de sauver les autres de l’annihilation – cette Shoah culturelle que j’évoquais – et de ramener à la vie, par une volonté passionnée, ce qui a été perdu à jamais. Mais est-il possible d’évoquer par la seule présence de l’acteur cette réalité spectrale, lorsque tout ce que l’on sait de la vie d’un homme n’est que bribes, morceaux, secondes éparses ? Tout fantôme souhaite vivre, tels les vampires qui boivent le sang pour éviter la mort. De la même manière, les particules perdues de ces protagonistes tendent à se réunir pour retrouver la vie. Voilà pourquoi des moments d’illumination jaillissent, tels des geysers.
Vous êtes également plasticien ; comment avez-vous conçu l’espace scénique où se déroule le spectacle ?
J’ai imaginé la scène comme un espace en ruines. Il pourrait s’agir d’une chambre où quelqu’un aurait vécu, dont elle serait devenue en quelque sorte le double – ou, comme le voulait Thomas Bernhardt, les murs du cerveau, ces parois qui permettent au « je » de ne pas se déverser à l’extérieur. Mais ce pourrait être aussi une synagogue, une église… La ruine efface l’essence, la nature de ce qu’elle a été avant d’être une ruine. Elle est à la fois ce qui reste d’une chose passée et le symbole de sa perte – des éléments qui l’ont constituée mais aussi du sens qu’elle a pu avoir. De ce fait, elle comporte en elle-même de nombreuses possibilités de transformation. Comme le disaient les romantiques, la ruine invite notre imagination à voyager…
Quel rapport souhaitez-vous établir, par ce spectacle, avec l’imagination du public ?
Je ne prémédite jamais l’effet à produire. Le voyage dans lequel je m’aventure, à chaque nouveau spectacle, relève d’une énergie indépendante de moi et de mes intentions. Mon désir ici est de transmettre le profond silence de W. G. Sebald, et donc de partager avec le public une expérience irrationnelle dont la trace pourra perdurer en lui. Nombreux sont les spectacles qui se réduisent à de purs discours politiques et qui, selon moi, ne font que brasser de l’air. Tandis qu’avec W. G. Sebald, j’ai le sentiment singulier d’avoir trouvé une clef. Peut-être, grâce à celle-ci, me sera-t-il donné d’ouvrir une porte… et si j’y parviens, j’ai l’espoir qu’elle nous permettra de trouver la voie pour comprendre le chemin que nous avons perdu. Alors peut-être pourrons-nous envisager à nouveau que nous ne sommes pas si désarmés que cela, qu’il existe une alternative possible au destin de Paul Bereyter – et que nous pouvons faire autrement que de nous coucher sur les rails en attendant qu’un train passe.
Entretien réalisé par Marie Lobrichon – (traduction du polonais Agnieszka Zgieb)