Votre nouvelle création, Extinction, est en trois parties. Au narrateur masculin du roman Extinction de Thomas Bernhard, vous substituez la présence d’une actrice qui va traverser le spectacle. Pourquoi ce passage d’un genre à un autre ?
Le désir de « féminiser » le personnage m’est venu immédiatement à la lecture de ce grand roman monologué de Thomas Bernhard, son dernier par ailleurs. Quelquefois, des spectateurs sortant de mes spectacles m’avaient suspecté de nihilisme, même si l’œuvre de Michel Houellebecq, dont j’ai mis en scène Les Particules élémentaires, ne me semble pas appartenir à ce courant philosophique. J’aime m’inscrire dans des paradoxes. Ma mise en scène en 2021 de la pièce Le Passé du dramaturge russe Leonid Andreïev en témoigne. Je refuse un théâtre classique tout en recourant à des formes académiques. Extinction appartient à ce besoin de contradiction. Il s’agit d’aller voir du côté nihiliste, comme pensée, et, également, d’approcher une négativité. Mais une négativité de combat. Auteur autrichien, Thomas Bernhard a écrit ses œuvres avec une négativité vitaliste, vivante. Beaucoup de jeunes femmes sont aujourd’hui dans un refus qu’elles expriment avec vitalité : ce glissement d’un narrateur masculin vers une actrice m’a paru d’emblée évident. Une femme pour tout brûler, tout éteindre, afin que quelque chose apparaisse.
La première partie est à la fois un set électro et l’occasion de poser la situation du roman de Thomas Bernhard : une femme en Italie reçoit des nouvelles de sa famille morte d’un accident dans son pays, l’Autriche. La parole de l’auteur autrichien ne se fait pas encore totalement entendre, et surtout ouvre sur un deuxième temps : une vision de la Vienne d’avant la première guerre mondiale, à travers l’écriture d’Arthur Schnitzler…
Mes mises en scène naissent d’abord de sensations, non de concepts. Montrer dans un second temps « l’humanité à son apogée », en tout cas le monde européen, et ce dans les années 1910, consiste à approcher ce qui pouvait être le pic de la société occidentale, avec des gens qui avaient toutefois conscience d’une catastrophe imminente. Arthur Schnitzler ne cesse d’aller voir du côté du marivaudage à l’orée de la destruction pure. Il s’agit de faire mourir, non sans une certaine cruauté, ce monde avec décors et costumes sur le plateau. De montrer l’apocalypse. Les protagonistes de cette période parlent de littérature, de psychanalyse, de culture, de sexualité ; ils se séduisent et sont séducteurs. Un spectacle se crée sous les yeux des spectateurs, filmé en direct. Ce spectacle dans le spectacle se monte et se démonte, se fait et se défait, à l’image de cette société cultivée, proche de sombrer non sans une véritable lucidité. Il y a, dans ce début du XXe siècle, une beauté que beaucoup de gens pourraient regretter aujourd’hui – les cafés, les salons, alors que c’est une société où les femmes n’ont pas de droits dans un monde totalement colonial…
Votre théâtre, qui n’exclut pas les formes « classiques » de la représentation, est de fait une critique du théâtre. Vous considérez cet art comme « un art englouti ». En interrogeant votre vision du théâtre à travers la fin d’un ou du monde, sinon les deux, Extinction ne raconte-t-il pas une disparition en train d’en regarder une autre ?
Je ne pensais pas devenir un jour un metteur en scène qui ferait des pièces sur son propre art. Finalement, c’est ce qui se passe… Plus je fais du théâtre, plus il devient à mes yeux un véritable punching-ball ! Je ne souhaite nullement le célébrer comme un art majeur. Ce spectacle en témoigne : faire du théâtre me permet de me battre contre quelque chose. Je regarde sa beauté, également son « inutilité ». Si le théâtre peut créer en nous un véritable bouleversement, il échappe continûment au réel. À la fin du spectacle, le texte d’Extinction est toutefois travaillé comme une matière du réel. J’entends par là que la langue de Thomas Bernhard est généralement partagée comme mâchée, théâtrale, littéraire. Ce qui m’importe, avec cet auteur, c’est de cheminer à ses côtés pour atteindre quelque chose d’une colère, qui passe par un refus de l’esthétisation. J’approche un spectacle comme un parcours fait d’amoncellements pour qu’à la fin, nous puissions toucher aux racines d’une vérité. J’ai besoin de jouer avec cette forme de stratification comme avec des juxtapositions inattendues, afin de créer des courts-circuits. Les trois temps d’Extinction sont des « états du corps » avant la fin du monde, qui est aussi la fin d’un monde. Ils se donnent à voir jusqu’à ce que le spectacle s’éteigne lui-même…
Extinction met en lumière la prédominance et l’irréductibilité de l’individu. Comment mettre en lumière la pensée d’un tel monologue, une partie tout du moins, alors que votre art relève du collectif ?
Ce qu’il y a de plus vrai dans ce spectacle, c’est cette langue très écrite. C’en est le principal élément de vérité. L’art me semble de moins en moins une tentative d’approche de la consolation. D’où le choix de la période viennoise du début du XXe siècle, l’œuvre d’Arthur Schnitzler avant la première guerre mondiale. En l’occurrence, un monde de salon et de conversations, également un monde du faux, du masque. Je suis un metteur en scène qui perd du temps. J’entends par là que d’autres iraient directement à la langue de Thomas Bernhard. Je n’ai jamais monté des auteurs qui s’inquiétaient de l’individu. Michel Houellebecq en est un exemple. Don DeLillo également. Si l’individu existe chez eux, ce sont des auteurs qui voient le monde à travers les masses. Thomas Bernhard, c’est l’inverse. Il élève l’individu comme le cœur de la vérité. Lors de mes années d’apprentissage, l’individu était le mouton d’un système marchand. C’était le porteur du monde ultralibéral. Aujourd’hui, les gens s’opposent au libéralisme au nom de l’individu ! Moi qui ai toujours voulu aller contre le théâtre, qui est aussi l’endroit de l’individu, de l’acteur qui parle au public, du personnage qui dit « mon existence a une valeur », j’ai montré des foules, voire des paysages. Il s’agissait d’une dissolution de l’individu. Je rendais les acteurs « peu visibles » ; c’étaient des masses sonores, des masses de langage. Dans le spectacle Extinction, je travaille avec un auteur qui dit : l’individu se sauve du monde qui l’entoure. Un vrai bouleversement, qui me remet et remet tout en question. Quand j’étais jeune spectateur, je voyais les grandes formes de metteurs en scène français : à la fin, le spectacle s’ouvrait, se dénudait. La troupe entière se retrouvait sur le plateau, la fin de Tartuffe si j’ose dire… Montrer les êtres et en même temps casser la théâtralité, c’est le néo-classicisme banal. Mes spectacles travaillent contre cela. Ce qui m’intéresse, et je ne fais pas preuve d’originalité, c’est une fin de spectacle comme un monde, et non une apothéose. Troupe, technique, images, sons : il s’agit d’aller vers la disparition du paysage pour atteindre l’humain seul, et par là même la pure présence de la littérature, ou d’aller vers la disparition de l’humain et de la littérature pour la pure présence du paysage… Ce spectacle s’est organisé vers l’extinction de sa propre théâtralité, avec la seule présence d’une femme. Toutefois, de manière plus prosaïque, l’organisation d’un monde théâtral relève d’autre chose : les grands ensembles d’acteurs, la beauté du langage et de la littérature, l’image comme une manière de faire du théâtre, la construction d’un film en direct, tout cela me procure une joie immense.
Entretien réalisé par Marc Blanchet