Entretien avec Julie Deliquet

Vous avez déjà adapté trois scénarios pour le théâtre d’après Ingmar Bergman, Arnaud Desplechin et Rainer Werner Fassbinder, et réalisé un court métrage, Violetta, sélectionné au Festival de Cannes. Comment expliqueriez-vous cette intrusion remarquable du cinéma dans votre parcours théâtral et comment forge-t-elle l’ossature de ce nouveau rendez-vous ? 

J’ai découvert le théâtre enfant de façon très joyeuse et j’ai poursuivi cette pratique lors d’ateliers à la MJC de mon quartier et plus tard dans les différentes écoles de théâtre que j’ai fréquentées. J’ai toujours voulu faire du théâtre, construire des espaces scéniques, des boîtes à jeux, cela avant même d’avoir vu un spectacle ! J’habitais le sud de la France et mon lycée proposait une filière art qui n’était pas une section théâtre mais cinéma et arts-plastiques. À travers ces trois disciplines, j’ai commencé à voir s’ouvrir des espaces critiques, à construire mon regard de metteuse en scène mais aussi un regard sur le monde. Au théâtre, l’objet dépend entièrement de notre présence pour le faire advenir. Le vertige du présent est partout, et infini, dans ce moment où nous nous donnons du temps les uns avec les autres pour s’abandonner au partage. Ingmar Bergman, Rainer Fassbinder, Arnaud Desplechin et aujourd’hui Frederick Wiseman : quand j’adapte un film au théâtre, c’est toujours pour la puissance des dialogues. Je n’emprunte pas une œuvre pour ce qu’elle a de cinématographique ou esthétique. J’emprunte un territoire que je pense pouvoir remiser sur une scène : une histoire, des personnages, des mots que je filtre car ils n’ont pas le même poids une fois incarnés. Ce passage du film à la scène est aussi une histoire d’équipe. Une équipe, structurée en fonction de différents points de vue, qui travaille sur la question de la scénographie, des dialogues et du jeu. Ensemble, nous examinons ce qui, d’un magma composé du film et de nos regards, surgit comme premier geste vers une version scénique. Nous nous demandons quels chemins emprunter pour incarner l’œuvre du cinéaste sous une autre forme. C’est un long et ambitieux travail de déconstruction qui se poursuit ensuite avec les acteurs qui passent le texte de la pièce à l’épreuve du plateau, qui l’interrogent et m’indiquent comment écrire la version définitive. 

Aujourd’hui, vous changez de registre et sortez de la fiction en vous penchant sur Welfare, un documentaire tourné en 1973 par un maître américain du genre : Frederick Wiseman. Comment adapter un film dont les nombreux personnages pourraient chacun faire l’objet d’un spectacle ? 

Le projet est différent car c’est Frederick Wiseman qui est venu me parler de Welfare. Bien que new-yorkais, il est souvent à Paris où il a réalisé des documentaires sur les coulisses de la Comédie-Française ou de l’Opéra de Paris. Il a vu mon travail à l’Odéon-Théâtre national de l’Europe et m’a confié avoir toujours pensé que son cinéma était proche du théâtre. Je découvre donc Welfare que je ne connaissais pas, une œuvre coup de poing dont je ressors sonnée. Le documentaire met en scène des femmes et des hommes, à travers le portrait d’une institution, celle d’un centre d’aide sociale des années 1970 à New York, illustrant l’ahurissante diversité des problèmes sociaux. Frederick Wiseman choisit un espace délimité pour y filmer ses occupants ainsi que tous les rituels qui s’y jouent. Les travailleurs sociaux aussi bien que les demandeurs se débattent au cœur des lois et réglementations qui gouvernent leur travail et leur vie. Le lieu devient un cadre à la fois géographique, collectif et éminemment théâtral, où il est possible d’observer et de comprendre comment l’ordre s’établit, comment chacun ou non y résiste, comment se formalise la violence, comment s’opère la transmission et comment se met en scène et se joue la vie démocratique. Au même moment, je finissais la réalisation de Violetta, deux histoires parallèles de femmes, entre fiction et réalité et j’y ai découvert la puissance de la fictionnalisation dans le documentaire. Un cinéma de l’instant, du présent, dépendant du réel, dont le récit est pris en charge par le montage. C’est exactement ce que fait Frederick Wiseman qui – sans jamais faire de repérages – tourne et prend le son pendant des semaines. Il dérushe 150 heures d’images pour les remonter ensuite. C’est pour cela qu’il n’aime pas que ses films soient classés dans la catégorie « cinéma vérité ». Comme il le dit : « Vérité de quoi ? Vérité de rien ! ». En effet, son regard de cinéaste oriente la vérité. Il la truque même parfois avec de faux effets de champs et contrechamps impossibles à réaliser car il n’utilise qu’une seule caméra ! C’est une œuvre d’écriture extrêmement maligne car, à travers le regard qu’il porte sur ces héros, il arrive à révéler un aspect de sa société. Ingmar Bergman, Arnaud Desplechin sont des auteurs qui ont choisi d’écrire les répliques de leurs films. Ce n’est pas le cas dans Welfare. Alors que le problème du lieu était réglé pour cette pièce, puisque le film se passe dans un centre d’action sociale, il fallait se concentrer sur la multitude de visages et de récits qui composent l’œuvre. Plus de cinquante histoires décousues de femmes et d’hommes pris dans des urgences de vie qui viennent chercher de l’aide. Une matière, répétitive, cumulative, impossible à jouer car littéralement incompréhensible, prise dans les mailles du montage de Frederick Wiseman. C’est une partition très particulière : les gens cherchent leurs mots, essaient de redevenir citoyens en exprimant clairement leur pensée, mêlent le vrai et le faux pour mieux se faire comprendre et légitimer leurs situations. Dans la pièce, ce territoire-monde dépeint par Welfare s’incarne dans quinze personnages dont nous suivons les parcours. Des personnages que nous pouvons aimer mais qui peuvent aussi nous choquer… Ce travail nous a permis d’essentialiser la matière cinématographique afin de réaliser des plans séquences collectifs se rassemblant dans des actes, des mouvements dramaturgiques. Les personnages ne sont plus anonymes mais sont les miroirs de l’éthique de travail de Frederick Wiseman qui filme, par l’humain et avec l’humain, une critique des institutions néo-libérales américaines qui le détruisent.  

Ce film a été réalisé aux États-Unis en 1973 : comment se saisir aujourd’hui d’une parole qui a 50 ans ?  

Frederick Wiseman parle effectivement de sa nation mais dans un film que chacun peut comprendre car il traite de la condition inhumaine de nos sociétés. Les marginaux qu’il filme ont cette puissance des personnages shakespeariens. Ce sont des sans-abri, des sans-nation, des sans-habits en perte d’identité sociétale, ils reconvoquent les anti-héros de Samuel Beckett qui disent haut un certain état du monde que d’aucuns préfèrent taire. Ils se demandent quelle est leur place dans la société, quels sont leurs droits, leurs relations à l’État, à la dignité. Ils sont l’incarnation des dysfonctionnements d’une démocratie qui doivent nous inviter à repenser la manière dont nous faisons société. Pour cela, je les ai sortis de leur contexte originel, le bureau de l’aide sociale. Les héros de Welfare se retrouvent dans une sorte de gymnase réaménagé en centre d’urgence. Un lieu trop grand, ouvert à tous les vents. Il rappelle ces vaccinodromes de la période Covid. La Cour d’honneur a ceci de très particulier : elle fait partie de ces endroits suffisamment dimensionnés pour avoir une fonction sociétale. C’est aussi un lieu qui m’a facilement permis d’échapper au quotidien pour présenter des personnages qui se sont échappés du réel. Je ne fais pas de documentaire. Je fais du théâtre, je raconte une histoire. Et j’ai besoin que la fiction gagne à la fin. Depuis que je fais de la mise en scène, les notions de communauté, de démocratie et de collectif m’obsèdent, me questionnent, m’inspirent, et me font créer. En choisissant d’adapter une nouvelle fresque sociale, qui dépeint une Amérique vue comme un pays d’immigrants qui se doit de porter le flambeau de cette diversité, je poursuis mon travail sur l’horizon collectif avec une œuvre qui regarde la réalité sociale en face.  

Entretien réalisé par Francis Cossu