Entretien avec Joris Lacoste

Dans cette création, vous imaginez une nouvelle religion pour notre temps. Pourquoi avoir choisi ce thème  ?

Joris Lacoste : La religion est ici moins une thématique qu’un cadre fictionnel. Ce qui m’intéresse en premier lieu est la question de l’hétérogénéité  : je cherche une manière de faire coexister sur le plateau des manières d’être, des niveaux de réalité, des sujets, des registres, des régimes de discours extrêmement variés, parfois même opposés les uns aux autres, pour rendre compte du caractère kaléidoscopique de notre monde. J’ai donc imaginé cette fiction d’une nouvelle religion qui se voudrait la plus accueillante possible, qui célèbrerait « toutes les choses du monde », toutes les formes de vie et de non-vie, qui accepterait tout et ne rejetterait rien. C’est avant tout un dispositif qui nous permet d’accueillir de l’hétérogène et de procéder à toutes sortes d’opérations scéniques. Car qui dit religion dit liturgie, et rien n’est plus théâtral que la liturgie, le rite, la cérémonie. 

En quoi cette notion d’hétérogénéité vous passionne-t-elle autant  ?

Nous sommes à un moment de l’histoire humaine où nos modes d’existence et nos expériences du monde n’ont jamais été si diverses et hétérogènes. Notre situation collective est celle d’un « nous » hétérogène, fragmenté et multiple. Nos modes d’existence sont faits d’une pluralité de manières d’être, d’identités, de volontés et d’intérêts qui façonnent les représentations que nous nous faisons de nous-mêmes. Nos expériences individuelles du monde, quant à elles, sont également marquées du sceau de la diversité : comme sur le fil de nos réseaux sociaux, nous sommes traversés par les flux d’informations les plus variés, nous passons d’informations sur Gaza à des vidéos sur des chatons ou au dernier son de Taylor  Swift. Ces choses s’enchaînent et s’entrechoquent dans notre cerveau en un genre de cut-up abrupt auquel nous nous sommes progressivement habitués. Mais comment articuler toutes ces pratiques, croyances, références et expériences sans les uniformiser et dans une forme de joie  ? Je crois qu’il y a là un enjeu particulier pour la scène  : faire du théâtre l’espace où on pourrait embrasser une telle pluralité, en essayant de représenter le plus de réalités possibles à la fois  ; créer un lieu utopique où ces dimensions multiples pourraient cohabiter, dialoguer, être vécues ensemble en même temps – et même, peut-être, se composer dans une forme d’'harmonie et de lisibilité.

Quel est le sens du titre Nexus de l’adoration  ?

Un nexus est un point de connexion où de multiples éléments se rencontrent. C’est un terme utilisé dans le domaine de la technologie et des réseaux, mais également en science-fiction ou dans certains jeux vidéo, où il désigne souvent un portail permettant de passer dans des univers parallèles. Selon les contextes, il peut aussi avoir une connotation spirituelle. J’ai pensé que ce terme pourrait être le nom que les adeptes de ce nouveau culte donneraient à leurs cérémonies. Leur rituel principal consiste à nommer « toutes les choses du monde » jusqu’à la fin des temps. L’idée est de créer cette impression de totalité, d’un monde dont rien n’est a priori exclu, où tout peut avoir droit de cité, aussi bien des objets quotidiens que des personnages de fiction, des sentiments, des sensations, des événements historiques, des paysages, des concepts, des animaux, des entreprises, des personnes, des moments de la journée… Les officiants que nous voyons sur scène commencent donc par une énumération, une litanie, qui se développe progressivement dans diverses formes textuelles, musicales, théâtrales, performatives, en empruntant à toutes sortes de codes de représentation, que ce soit la chanson pop, le stand-up, le récit intime, la conférence, la chorégraphie de clip… L’avantage de la cérémonie, c’est que c’est une forme très accueillante : on peut chanter, parler, danser, raconter des histoires, faire des discours, être pris par des transes…. C’est un endroit de performativité plus que de représentation.

Nexus de l’'adoration est-il plus une performance qu’une pièce de théâtre  ?

Je viens de la poésie. Depuis toujours, ce qui m’intéresse dans le théâtre, c’est moins l’idée de narration que celle d’action  : faire exister des choses au présent, les rendre actives, y compris lorsqu’elles proviennent du passé. Au sein du projet collectif Encyclopédie de la Parole (2007-2020), j’ai longtemps travaillé à partir d’enregistrements sonores collectés dans toutes les sphères de la vie et qui mêlaient des types de paroles extrêmement variées, allant du registre quotidien au politique, de la récitation poétique au cours de yoga en passant par des voix de synthèse ou des messages vocaux. J’ai appris à faire coexister sur un même plateau toutes sortes de réalités qui d’ordinaire ne se rencontrent que dans nos têtes ou sur nos écrans. À partir de ces sources, j’ai composé des pièces où je demandais aux interprètes de reproduire musicalement ces enregistrements. Ainsi se succédaient au plateau des situations disparates, en principe inconciliables. Tout l’enjeu était de faire dialoguer des mots, des mondes, des contextes qui normalement ne se rencontrent pas. Cette recherche a transformé mon rapport au théâtre, à la relation théâtrale. Notamment parce que je me suis rendu compte que les gens dans le public réagissaient rarement de façon unanime  : pour certains c’était quand ils reconnaissaient un certain youtubeur, tandis que pour d’autres c’était un commentaire sportif ou un cours de philo. Chacun a ses références propres, ses endroits d’identification et de projection. C’est là que je me suis dit qu’il y avait peut-être quelque chose d’intéressant à explorer dans la relation théâtrale  : au lieu de chercher un langage général et homogène, plutôt multiplier des objets d’identification très spécifiques. Personne n’est sensible de la même façon à chaque chose, mais tout le monde assiste et participe à la célébration des objets de chacun.

Peut-on dire que Nexus de l’'adoration est une «  comédie musicale  »  ?

J’ai longtemps hésité à définir Nexus de l’adoration comme une comédie musicale   c’est un spectacle où nous chantons et nous dansons, il y a tous les ingrédients classiques, même si formellement, nous sommes probablement assez loin de ce qu’on attend généralement de ce genre théâtral, à savoir une narration, des personnages, des chansons qui s’enchaînent très rapidement dans une certaine esthétique musicale et chorégraphique… Ici, nous utilisons plusieurs de ces éléments mais sans vraiment les respecter à la lettre. Cela dit, j’aime le genre de communion que la comédie musicale obtient du public. La musique, le chant et la danse, par leurs effets de répétition et d’entraînement, ouvrent la possibilité d’une adhésion non autoritaire et offrent à chacun un moyen de participer sans quitter sa place de spectateur. Il y a quelque chose de très incluant pour le public. Et à sa façon, c’est aussi un genre de cérémonie. 

 Propos recueillis par Vanessa Asse en janvier 2025.