Entretien avec Jeanne Candel

À l’image de tous vos spectacles créés au sein de la compagnie la vie brève, Fusées est une œuvre collective. Pouvez-vous nous parler de son processus de création ?

Depuis toujours, l’écriture collective façonne les pièces de la vie brève. Je ne considère pas les acteurs et les actrices, musiciens et musiciennes uniquement comme des interprètes mais aussi, et surtout, comme des créateurs et créatrices à part entière. C’est de cette manière que je provoque « ludiquement » les personnes avec lesquelles je construis des projets. Dans ce processus de création, il s’agit d’emmener ces joueurs et ces joueuses dans des territoires inexplorés, de les déplacer, de les déséquilibrer. Cette écriture polyphonique permet de décloisonner les fonctions de chacun et offre la possibilité de fusionner organiquement musique, théâtre et geste. Ce travail collectif va jusqu’au partage des droits d’auteurs. En tant que metteuse en scène, j’apporte une impulsion puis j’emporte toute mon équipe dans un grand mouvement. Je procède ainsi car, actrice également, c’est à cet endroit que je me suis le plus épanouie. Je n’ai jamais vu des interprètes aussi puissants que lorsqu’ils portent leurs propres propositions. Fusées a été monté en quelques semaines. Cela a été possible, car nous nous connaissons tous très bien. Plus qu’une histoire artistique, la vie brève est aussi une histoire d’amitié longue de quinze ans.

Parmi vos inspirations pour cette pièce, nous retrouvons Out of the present du cinéaste roumain Andrei Ujica (1995). En quoi ce long-métrage vous a-t-il intéressée ?

C’est un documentaire d’une grande mélancolie. Il nous emmène en mai 1991. Nous y découvrons les cosmonautes soviétiques de la mission Ozon, Anatoli Artsebarski et Sergeï Krikalev. Tous deux sont envoyés sur la station orbitale Mir et filmés pour l’occasion par quatre caméras. Tandis qu’Anatoli Artsebarski revient sur terre cinq mois plus tard, Sergeï Krikalev, contraint par les circonstances politiques, passe près de dix mois à bord. À son retour, l’Union soviétique a disparu. Pendant son séjour, pour ainsi dire hors du temps, une ère s’est éteinte, une autre est née. Dans ce film, l’image, sur pellicule, est magnifique. Le travail autour du son m’a passionnée, tout comme le rapport au temps, dilaté, le rapport à la lenteur. Nous voyons l’ennui et le vide de ces hommes, leur départ de la Terre et leur arrivée dans l’espace, le va-et-vient des habitants dans la station. Nous les observons esseulés, déconnectés du fait historique. Cet isolement nous a beaucoup inspirés pour imaginer la vie quotidienne de notre duo Boris et Kyril. Ils peignent, se coupent les cheveux, jouent avec une petite fusée dans la fusée. Ils se comportent comme des enfants. Nous ressentons le gouffre existentiel dans lequel ils plongent par moments. Il est question ici d’une traversée intergalactique mais aussi de voyages intérieurs.

Vous revendiquez le fait de jouer avec les « outils artisanaux du théâtre ».

Effectivement, j’ai une manière rudimentaire de faire du théâtre. Je trouve cela important, et même politique, de revenir à une forme de théâtre primitif. Par exemple, nous ne sonorisons pas les acteurs, et nous n’utilisons pas de vidéo. Nous proposons un théâtre « pauvre » au beau sens du terme, comme un acte de résistance à l’heure où les plateaux sont envahis de grandes technologies. Quand, avec Marion Bois, codirectrice au Théâtre de l’Aquarium, nous avons décidé de monter Fusées, nous savions que nous allions porter ce projet avec très peu de moyens. Dans cette économie « réduite à l’os », nous avons dû revenir à des choses élémentaires, artisanales. Nous nous sommes lancé un défi encore plus fort, qui n’a pas entaché notre désir de création. Nous engageons ainsi nos imaginaires et ceux des spectateurs. Cela les rend très actifs, et cela permet parfois l’émergence d’un poème concret.

La musique tient une place essentielle dans vos pièces...

Je l’explore en live au plateau. Lors des répétitions, les questions posées sont souvent : comment musique et théâtre « tressent-ils l’action » ? Comment jouent-ils ensemble ? Comment s’opposent-ils ou fusionnent-ils ? Dans Fusées, la musique est portée par la musicienne Claudine Simon. Pianiste de formation, Claudine a la manie singulière de triturer ses instruments, de les bricoler, de les préparer. Elle est capable de distordre leurs sons avec plusieurs accessoires en direct. Nous avons travaillé sur des pièces de répertoire – Schumann, Bach, Schubert, Rossini. Des œuvres qu’elle interprète avec virtuosité tout en suivant les deux cosmonautes dans leur voyage, jouant sur les variations de volumes. J’aime créer avec des acteurs qui sont aussi musiciens ou chanteurs. Tout ceci est très lié à mes lectures sur la Renaissance. Une période où il n’y avait pas de cloisonnement entre arts et sciences. Entremêler les disciplines est un principe qui m’anime énormément. C’est merveilleux qu’une même personne puisse interpréter de la musique tout en étant acteur ou actrice. Cela enrichit le plateau indéniablement et apporte beaucoup en émotion. Alors que, depuis le XIXe siècle jusqu’à nos jours, un mécanisme de spécialisation a contribué à fragmenter le domaine des connaissances et nous empêche aujourd’hui d’accéder à une vue d’ensemble, refuser les barrières entre les disciplines est aussi notre manière de résister, c’est un acte politique.

L’une des séquences marquantes du spectacles est ce castelet qui apparaît dans le prologue...

J’ai demandé à Sarah Fiumani de construire un castelet de 1 m sur 1,60 m avec toute la machinerie adéquate (cintres, dessous, guindes, poulies, accroches, toiles peintes). Un théâtre praticable, mais à une échelle réduite. Pas seulement une maquette, mais bien un lieu « solide » qui puisse accueillir des effets et certaines parties des corps des acteurs et actrices. Une scène miniature dont l’aspect se rapproche des Movie Theaters photographiés par Yves Marchand et Romain Meffre aux États-Unis. Au plateau, ce petit théâtre est animé par une troupe d’actrices et d’acteurs « blessés ». Bien qu’ils paraissent dignes, nous remarquons bien qu’ils sont accidentés avec leurs bras cassés, leurs crânes bandés et leurs jambes plâtrées. Cette troupe apparaît avec ce petit castelet, le fait « danser », le remplit d’images bricolées. Pour moi, ils incarnent une métaphore du théâtre éclopé, agonisant. Une allégorie de l’état dans lequel nous sommes actuellement « nous la culture », « nous la création ». Nous sommes fragiles, blessés, mais nous résistons, montant sur scène quoi qu’il arrive. Le second aspect qui m’intéresse avec ce castelet est l’idée de travailler sur des variations d’échelle. Avec une machinerie bringuebalante, un peu à l’ancienne, avec des bouts de ficelle, le corps des interprètes et des objets détournés, dont une table de camping devenue satellite, nous racontons les hommes qui regardent le ciel et s’interrogent depuis toujours. Nous relatons la plus grande histoire, celle du cosmos, dans le plus petit théâtre. Et cela est vraiment jubilatoire.

Entretien réalisé par Vanessa Asse en janvier 2025