Entretien avec Gwenaël Morin

Dans le cadre du projet Démonter les remparts pour finir le pont qui vous associe pour quatre ans au festival d’Avignon, vous présentez Les Perses. Pourquoi avoir choisi de monter cette pièce de Eschyle, considérée comme l’une des plus anciennes du théâtre européen ? 

Ce choix est le fruit d’une discussion avec Tiago Rodrigues. C’est une pièce courte, hiératique, d’un bloc, qui m’attire beaucoup. Il n’y a ni coup de théâtre ni renversement. C’est une tragédie inexorable et implacable. Elle se déroule après la bataille de Salamine qui a vu les Perses défaits par les Grecs et à laquelle Eschyle avait lui-même pris part. Le roi Xerxès revient vaincu à Suse, la capitale de son royaume, et fait face aux conséquences de sa défaite. La pièce présente la double originalité d’adopter le point de vue des perdants de l’histoire et de l’ennemi, puisqu’elle était représentée en Grèce devant le public athénien. Contre toute attente, Eschyle signe une tragédie à la gloire des vaincus. Lorsqu’à la fin, Xerxès exhorte avec insistance le chœur à pleurer, à crier sa douleur, c’est comme si Eschyle appelait les spectateurs à se laisser envahir par la tristesse et l’empathie, à verser des larmes sur le sort de ceux qu’ils ont décimés. 

On évoque souvent la fonction politique de la tragédie grecque. Que nous dit, selon vous, Eschyle à travers ce chant plein d’empathie ?

C’est une façon stupéfiante de renverser le triomphalisme. Eschyle nous rappelle que toute guerre traîne son lot de morts et de destructions, que la défaite de l’autre est aussi la nôtre. Il nous dit que l’histoire qui, comme chacun sait, est écrite par les vainqueurs, doit aussi prendre en compte les vaincus. En un sens, il place les Grecs face à leurs responsabilités, comme s’il leur disait : Après la guerre et les massacres, nous allons devoir écrire une histoire commune et ce qui nous a opposés doit devenir la matière même de cette histoire. Au fond, c’est le principe élémentaire de la tragédie : la catastrophe devient fondatrice d’une communauté, d’une société à venir.

Chez Eschyle, la catharsis passe aussi par le dialogue avec les morts… 

Oui, il y a une scène saisissante qui a fasciné le public d’alors. On y voit le fantôme du père de Xerxès, l’ancien roi Darios, sortir du tombeau pour invectiver les vivants et reprocher à son fils son orgueil démesuré. Eschyle parvient à tracer son chemin sur une étroite ligne de crête, sans prendre parti ni pour les Grecs ni pour les Perses, sans jamais verser dans la vengeance ni dans la haine. La pièce résonne avec ce programme que nous portons pour la troisième année consécutive. 

En quoi la pièce de Eschyle résonne-t-elle avec Démonter les remparts pour finir le pont ? 

Parce que dans le titre que nous avons choisi, il est question de démonter et non de détruire : utiliser ce qui nous sépare pour nous relier les uns aux autres. Il en va de même chez Eschyle, qui se demande comment construire l’avenir sur ce qui a été détruit, comment trouver dans les ruines la pierre angulaire de notre histoire commune. 

Comment comptez-vous inscrire Les Perses dans ce programme ? 

Dans le cadre de ce programme, je lance chaque année un atelier qui précède le début des répétitions et qui s’intitule Venez m’aider à faire du théâtre. C’est une invitation à laquelle des comédiennes et comédiens professionnels et non professionnels répondent avec beaucoup de générosité et c’est sans doute la part la plus belle de cette aventure… 

Vous avez fréquenté de longue date les tragiques grecs. Il y a une dizaine d’années, vous avez notamment monté sous le titre des Tragédies de juillet une soirée rassemblant trois pièces de Eschyle, Euripide et Sophocle. Qu’est-ce qui, au sein de ce trio, distingue Eschyle ? 

Eschyle est assurément le plus archaïque et le plus mystérieux. Il entretient un lien fort à l’actualité quand il y a chez Euripide et Sophocle une inspiration plus mythologique et fictionnelle. Il aurait écrit Les Perses huit ans seulement après la bataille de Salamine. Il s’agit presque d’une pièce documentaire. Il est possible que certains spectateurs aient participé à cette guerre. Il est possible qu’elle ait coûté la vie à des membres de leurs familles. Le public se rendait au théâtre chargé de ce poids, en traversant la ville qui portait encore les stigmates de cette victoire. C’est ainsi qu’il faut faire résonner Les Perses aujourd’hui. Je n’ai pas pour habitude de faire des liens explicites entre les pièces et l’actualité, mais il se trouve qu’ici, l’actualité entre puissamment en résonance avec la pièce. 

Les tragédies de Eschyle sont réputées pour avoir peu d’action : le tragique est contenu dans le langage… 

Chez Eschyle, le personnage principal de la pièce est le langage lui-même. Dans Les Perses, la violence infligée à ce peuple l’est aussi au langage lui-même. Au début de la pièce, la langue est construite, établie, sûre d’elle. Elle va progressivement plier sous les assauts de la tragédie. Nous assistons à sa désagrégation jusqu’à ce qu’elle devienne au final une suite de cris glaçants, proférés par Xerxès. C’est ce qu’il faut restituer, c’est ce qu’il faut transmettre au public. 

En tant que metteur en scène, votre travail se caractérise par un rapport viscéral au texte. Vous dites que vous refusez de diluer la langue dans l’illusion théâtrale. Est-ce encore votre boussole pour aborder ces Perses ? 

Oui, car ce devenir de la langue, cet effondrement du langage que j’observe chez Eschyle, parle à notre monde actuel. De la rupture des négociations dans le bureau ovale à la réécriture de l’histoire qui fait passer les bourreaux pour des victimes et les victimes pour des bourreaux, la catastrophe que nous vivons aujourd’hui est aussi une défaite du langage et des mots. Et cette défaite est vertigineuse. 

Propos recueillis par Simon Hatab en mars 2025