Entretien avec Gabriel Calderón

Sur scène, un décor de cordes et de poulies. Au milieu, un homme se prépare à incarner Richard III, mais plus la pièce avance et plus la frontière entre le comédien et le personnage de Shakespeare s’efface. Pourquoi avoir choisi de mettre en scène le monde du théâtre pour parler de ce roi tyrannique ?

Cela tient à mon processus d’écriture. Dialoguer avec un classique implique de trouver des mots, des idées et des situations contemporaines qui résonnent avec une histoire écrite des siècles avant nous. Il faut découper, filtrer ce qui parle avec le plus de force de notre réalité et accepter d’abandonner la part obscure de son héritage. Lorsque j’entreprends ce genre de travail, il est important que je m’inscrive dans un univers qui m’est absolument familier. Pour moi, c’est le théâtre. Le choix même de la scénographie et du type de personnage est sans doute un symptôme de cette obsession. J’ai beaucoup de tendresse pour les codes de plus en plus délaissés par le métier : le surjeu, la langue, les costumes, tout ce qui signale que l’on pénètre dans un espace à part. Un espace dangereux qui dialogue avec la mort, les rêves, le passé et l’avenir. Même ce décor qui représente les coulisses à l’ancienne, j’y suis attaché. Il parle d’un temps mécanique du théâtre et qui est en train de disparaître. Un temps où il existait encore des seconds rôles. Des comédiens qui dédiaient leur vie à l’art, se maquillaient chaque soir, alors qu’ils n’avaient peut-être qu’une ou deux répliques à donner sur scène. De là vient l’idée de travailler l’un de ces personnages. Imaginer un homme resté dans l’ombre pendant vingt, trente ans, à qui enfin est offert un premier rôle : Richard III. Mais comme le roi, il est intelligent et ambitieux. Il voudrait monter une pièce beaucoup plus grandiose et radicale que la réalité quotidienne du théâtre : parce que la réalité peut être décevante, elle est faite de tracas financiers, de pressions administratives, d’incompréhension. C’est un art humain, faillible. Mais lui, il ne peut pas l’accepter. Il est prêt à tout pour imposer sa vision de la pièce, pour obtenir sa part de gloire et de lumière. C’est à partir de ces frictions que je creuse le sillon des ressemblances entre le comédien et Richard III. Ces ressemblances peuvent être dangereuses, violentes. Leur soif d’absolu les situe à la limite même du règne humain…

Justement, il est question d’un animal dans votre titre : Història d’un senglar (o alguna cosa de Ricard). Comment expliquez-vous le nom de votre monologue ?

Cette pièce s’articule autour des mécanismes du pouvoir contemporain, du désir et du ressentiment. Par là, elle propose une réflexion sur les limites de l’ambition humaine. Mentionner le sanglier dans le titre, c’est d’emblée assumer de raconter l’histoire d’un animal. Un animal politique, un animal théâtral, humain. C’est aussi une façon de poser la différence philosophique entre la barbarie et la civilisation. Richard III représente notre part sauvage, celle qui désire le pouvoir absolu, qui se moque des règles, celle qui tue le faible et déclare la guerre. Cette part est présente en chacun de nous. Parce qu’au fond, nous désirons tous et toutes les mêmes choses. Mais ce sont les moyens de les atteindre qui font de nous des gentilshommes ou des tyrans. À travers ce personnage, j’ai pu jouer avec cette ambition démesurée. Celle d’un comédien ou d’un roi qui pense qu’il mérite le pouvoir et qu’il doit aller le chercher, à la manière du sanglier, brutalement et sans aucun souci des autres. De cette façon, j’ai aussi pu m’amuser avec les similitudes entre la société de l’ancien régime et l’univers du théâtre contemporain. C’est surtout l’aspect hiérarchique qui m’intéresse. Comment il est possible de décrire et d’exagérer les rapports de pouvoir au sein des groupes d’acteurs, de producteurs, en racontant la conquête violente de Richard III. Des premières duperies à la déclaration de guerre, en passant par les conjurations et les assassinats. Bien sûr, la réalité du théâtre n’est pas aussi sanglante. Mais je suis fasciné et inquiet face à l’éventualité d’un tel glissement. Même dans l’univers de l’art, il existe des personnes pensant que la fin justifie les moyens, que le bien-être de la troupe compte moins que le résultat final. C’est très dangereux. Enfin, le sous-titre « Quelque chose de Richard » met en lumière la question de la traduction. Et pour moi, la traduction est une problématique radicalement théâtrale. Parce qu’il faut accepter de ne jamais avoir accès à l’intention de l’auteur. Qui peut dire ce que pensait réellement Shakespeare ? Même en assistant à une représentation en anglais élisabéthain. Il y aura toujours l’épaisseur de l’interprétation. Parce que le théâtre fait appel au vivant. Chaque comédienne, metteur en scène, technicienne, devient un interprète. Et ce faisceau d’interprétation doit lui-même être décrypté par le public. En tant que dramaturge, je n’ai aucune prise sur ce qu’il va en retenir. Pour reprendre le titre de la pièce d’Albert Camus, le théâtre est un gigantesque « malentendu ». C’est cela que je voulais donner à voir sur scène, quitte à directement interpeller le spectateur.

Il est vrai que, dans cette pièce, le spectateur est souvent pris à partie par le comédien. Pourquoi bousculer les codes classiques de la représentation ?

C’est une manière de mettre en lumière ce dont il est rarement question sur scène : le fossé entre les attentes des comédiens et comédiennes, des dramaturges et celles des spectateurs et spectatrices. Et je voulais traiter cette question à la fois de façon humoristique et violente. Demander ce qu’il se passe réellement lors d’une représentation en exposant aussi les coulisses et les interrogations sur la langue et le sens de cette expérience collective. Aller au théâtre, ce n’est pas seulement payer pour voir une histoire, c’est acheter la possibilité de participer à la création d’un espace entre la vie et la mort, un cirque où tout devient possible, même la chute. Quand on accepte cette communion, quelque chose de vital advient. Et le comédien de cette pièce insiste sur le rôle du spectateur. Ce n’est pas pour le flatter mais justement pour combattre ce pouvoir extérieur au sien. Parce que ce comédien aspire à casser tous les codes pour mieux régner, exactement comme le personnage de Richard III. Quitte à entraîner le chaos et un malaise pour ceux qui assistent à la représentation. Cela fait partie de son ambition, il s’attaque à tout le monde : aux actrices parce qu’elles sont femmes, aux spectateurs parce qu’il les voudrait plus alertes, aux dramaturges parce qu’il les croit stupides. C’est ma façon de travailler la figure du monstre shakespearien au XXIe siècle, d’interpeller le spectateur aussi. Le théâtre crée une distance, un décalage dans nos perceptions pour mieux nous permettre de réfléchir. L’apport de la langue catalane va dans ce sens. C’est une langue rarement utilisée sur scène et en même temps un symbole de résistance à la centralité du pouvoir. Une référence supplémentaire aux cultures laissées à la marge et qui viennent réclamer leur part de gloire. Mais bien sûr, cela n’empêche pas la magie de l’art. Le théâtre se déploie, il montre toute la force des personnages féminins, le rythme des mots, l’attention au geste et à la virtuosité du jeu. C’est justement ce paradoxe qui est bouleversant. Je vois cette pièce comme un cri pour nous aider à réfléchir sur la place de la discipline aujourd’hui, ce qu’elle a à proposer en termes de contrepouvoir, de beauté et de simplicité. Cela revient sans doute à insuffler le sentiment trompeur que nous pouvons tout faire, que nous voulons tout et que tout est atteignable. Au moins, le temps d’une représentation, se forcer à voir au-delà des obligations ordinaires, à rêver l’impossible même s’il dépasse le cadre du travail, de l’approbation de ses proches ou des critiques.

Entretien réalisé par Julie Ruocco en février 2024