Entretien avec Frédéric Fisbach et Dida Nibagwire

Comment est né le désir de co-mettre en scène le roman de Gaël Faye ?  

Dida Nibagwire : J’avais lu le roman de Gaël Faye à sa sortie. Ce qui m’avait ébranlée, c’était le pouvoir d’évocation et les réminiscences à l’œuvre. En tant que rwandaise, l’histoire m’a énormément touchée. J’étais très jeune avant le génocide et j’ai retrouvé entre ces pages des jeux d’enfants, la précision d’un quotidien, anéanti par la suite. Je me suis encore plus rapprochée du roman lorsque j’ai été contactée par l’équipe d’Éric Barbier pour être directrice de casting et conseillère technique sur son adaptation de Petit Pays au cinéma. Cela reste pour moi une expérience professionnelle et émotionnelle très importante. En 2023 à Paris, nous sommes allés voir,Gaël Faye et moi, l’adaptation que Frédéric avait faite du texte pour le théâtre et nous avons été très impressionnés par la puissance de sa mise en scène. Il s’en dégageait une sorte de personnalité unique. D’un commun accord, nous nous sommes dit qu’il fallait que cette pièce soit présentée au Rwanda. L’aventure a commencé comme cela.  

Frédéric Fisbach : Ce qui m’avait touché à la lecture de ce texte, c’était le point de vue de l’enfant, Gaby. Nous suivons toute cette histoire à travers son regard. Il est au bord de quelque chose, prêt à basculer dans l’adolescence, au moment où son monde intime et familial explose. En même temps, il voit tout ce qu’il avait connu jusqu’à présent disparaître. Il s’agit de l’éveil d’une conscience et celle-ci est déjà meurtrie. À la fin du roman, le personnage revient dans son pays et ce rapport à l’étranger, à l’exil, m’ont bouleversé. Parce que c’est une histoire qui me fonde, qui vient faire écho à la mienne. Je suis reparti de cette perception du retour pour m’atteler à l’adaptation du roman. Cela a été un long parcours, quelque peu chaotique et au final, j’ai eu l’impression d’être passé à côté de quelque chose. Lorsque Dida et Gaël sont venus me voir à la fin de la représentation, j’ai tout de suite accepté de reprendre le projet ensemble, pour que l’on puisse rebattre les cartes et se rapprocher encore de la vérité de ce roman.  

 

Le spectacle sera présenté en kinyarwanda. Ce passage d’une langue à une autre a-t-il déplacé votre  perception de l’œuvre ?  

F. F. : Je crois que, paradoxalement, c’est ce qui nous a permis de quitter le roman et de rendre cette nouvelle adaptation possible. Il y a eu aussi la rencontre avec l’équipe artistique à Kigali et tout d’un coup, en mêlant le texte à de la musique, à des chants, des danses, tout en continuant à couper dans l’adaptation, nous avons pu retrouver une essence de cette histoire. Il y a eu quelque chose de l’ordre d’un voyage, d’un retour dans la langue. Cela m’a aussi donné une autre liberté en termes de mise en scène. Parce que je ne comprenais pas la langue, une autre perception du plateau et de la direction de l’équipe s’est jouée pour moi. Je venais avec ma mallette d’homme de théâtre, en acceptant qu’il y ait des choses qui ne m’appartiennent pas. Cela m’a aussi permis de me replacer à un endroit plus juste en termes de création, même si le génocide rwandais est intrinsèquement lié à l’histoire de la France, à une responsabilité française. Cela a aussi été très lié à notre travail avec les interprètes, à leur générosité et au partage qui a existé entre nous.  

D. N. : Il y a eu une évidence pour l’équipe de jouer ce spectacle en kinyarwanda. Cela nous a permis d’aller au plus proche des émotions. Toute l’équipe ne parle pas bien cette langue. Certaines personnes de l’équipe sont allées au Burundi ou ailleurs, en exil, pendant le génocide. Cette réunion par la langue a créé une communication puissante entre nous. Elle nous a permis de trouver une fluidité dans le travail avec Frédéric, de le prendre par la main pour l’emmener avec nous. Ce que nous voulions, c’était ramener cette histoire à son « propriétaire ». Personne n’est propriétaire de cette histoire et pourtant, nous la portons. Il s’agissait d’aller vers les gens de Kigali, de partir dans les villages et de la jouer sous un arbre. Il y a eu des moments très chargés, des scènes que nous n’avons pas pu jouer parce que les gens partaient. Nous avons dû changer certains mots du texte qui avaient des résonances trop lourdes pour l’auditoire. Le génocide remonte à trente ans. Tout cela reste très fragile et nous devons prendre soin de cette blessure-là. Nous avons travaillé à ce que le début du spectacle soit une comédie. Nous voulions inviter le public à rentrer dans cette histoire par le rire. C’était aussi un désir des interprètes, de célébrer l’enfance qui existe dans le roman.  

F. F. : Le rapport que l’on entretient avec la langue est toujours assez paradoxal. D’un côté, il y a toujours quelque chose de merveilleux qui se joue dans la parole et en même temps, il y a ce risque d’être rattrapé par la raison, par une forme d’autocensure. Le fait de ne pas comprendre la langue m’a permis d’accompagner les actrices et les acteurs et de les encourager à exploiter au maximum leurs propositions, qu’il s’agisse de la musique, du chant, de la danse… Finalement, nous avons créé une drôle de comédie musicale. Ici, le chant et la danse viennent aussi prendre en charge ce qui ne peut être dit, ce qui cause trop de souffrances. Lorsque Dida parle de comédie, ce n’est pas seulement la recherche d’un registre comique, c’est aussi ce désir de pousser le plaisir « d’être en vie » au maximum.  

 

Vous avez aussi travaillé avec des artistes rwandais pour la création des coiffes et des costumes, quelle a été votre recherche visuelle ?  

D. N. : Nous avons travaillé avec trois maisons rwandaises de mode. Elles s’inspirent de l’artimigongo, qui est un art décoratif traditionnel au Rwanda, constitué de motifs géométriques colorés ou en noir et blanc. Au lendemain du génocide, c’est un art qui s’est retrouvé en péril, car de nombreuses femmes, porteuses de cette tradition qui se transmettait à l’oral, ont perdu la vie dans le conflit. Nous voulions montrer comment les gens s’habillaient à l’époque, comment ils se coiffaient. Il s’agit pour nous de faire réémerger la mémoire d’un mode de vie et de lui rendre un espace de dignité.  

F. F. : Comme nous sommes en extérieur et que la scénographie est très épurée, nous voulions que certains éléments illuminent la scène, mais aussi que notre arrivée dans les villages soit vécue comme un « événement ». Cela m’a fait penser à la démarche du poète russe Vladimir Maïakovski ; lorsqu’il partait faire de l’agit-prop en Sibérie, il arrivait habillé en dandy et c’était sa manière de montrer du respect, de rendre hommage aux habitantes et habitants de ces lieux reculés, auxquels il s’adressait. 

 

Comment envisagez-vous la transposition scénographique de ce spectacle – qui a été pensé pour être joué dans les collines au Rwanda – pour le Festival d’Avignon ?  

D. N. : Ce qui était beau dans cette itinérance, c’est que la plupart des personnes qui vivent dans les villages n’ont jamais lu Petit Pays. Pour certains, c’était la première fois qu’ils voyaient une pièce de théâtre. Tout d’un coup, cette mise en scène rentrait dans leur paysage quotidien et l’histoire trouvait son décor. Il y avait une sorte d’harmonie qui émergeait entre la nature qui nous environnait et le roman. Lorsque nous présentions la pièce, les moments de chants ou de danses étaient repris par le public. Là encore, il s’agissait de retrouvailles. Une célébration joyeuse. Pour le Festival, nous souhaitons créer le même équivalent scène/salle dans le paysage, afin que les frontières entre l’espace de la représentation et le réel s’estompent.  

F. F. : Nous cherchons à faire bouger des lignes, des équilibres intérieurs. Il y a l’histoire portée par le roman et il y a ce qui l’entoure : une grande sensualité, une présence sonore de la nature, les paysages. En rapprochant le public de la scène, en le mettant sur scène, nous voulons créer un espace de partage, inviter à la célébration de ce qui est au monde. Il s’agit aussi de donner à voir le travail très organique de cette création. 

Propos recueillis par Marion Guilloux en février 2025.