Entretien avec Eva Jospin

Découvrir votre travail artistique, c’est entrer dans des œuvres, souvent composées en carton, ouvertes à la rêverie et à l’imagination. Avez-vous le sentiment qu’en leur compagnie, chaque visiteur a la liberté d’inventer sa propre narration ? 

Je crée des espaces qui peuvent être des lieux de récit. Aucune narration ne leur est associée. Toutefois, face à ces œuvres, il existe des narrations associées « naturellement ». En les découvrant, chacun et chacune peut penser à la peinture, au jardin ou à la scénographie. Il est donc possible de tirer des fils qui ramènent vers des récits existants. Ce qui me fascine dans les jardins baroques, c’est qu’ils mettent en scène des naissances de monde. À travers mes créations, j’essaie de convoquer des effets de déjà-vus, qu’il s’agisse de forêts, de grottes ou lorsque j’explore l’architecture et ses codes. Mes colonnes, chapiteaux ou plafonds à caisson peuvent être mis en relation avec un lieu précis, même si plusieurs peuvent rapidement venir à l’esprit en les voyant ! Je veille à ce que mon travail demeure très ouvert dans le sens où voir ces œuvres, c’est être libre de se créer son propre récit intérieur. 

Vos créations jouent avec notre mémoire d’œuvres passées de toutes sortes. Nous nous retrouvons en arrêt face à un mystère. Peut-on parler à leur sujet d’une « poétique du seuil » ? 

Ce mystère est essentiel. À celui-ci s’ajoutent des effets d’inversion, très présents dans les deux expositions avignonnaises. Nombre des pièces exposées sont multi-faces. Elles ne se stabilisent jamais. Il n’y a pas de devant, d’en dessous ou de côté. Même frontales, elles gardent ce mystère… voire une forme d’instabilité. Ainsi, les Forêts que je réalise sont impénétrables. Nous demeurons à la lisière. Peut-il y avoir dedans, ou derrière, des animaux, des habitants ? Sont-elles pétrifiées ? Dans ces arbres et ces branches, de très fins chemins se dessinent. Mais il n’y a pas d’indication d’échelle. Ce sont des miniatures. Aucune d’entre elles ne peut rivaliser avec de véritables forêts. Même mes œuvres monumentales ! S’il y a beaucoup d’effets d’ombre ; il y a aussi dans mes œuvres une présence de l’invisible. Et comme elles sont saturées de détails, cette saturation crée à nouveau de l’invisible, qui préserve ce mystère. L’idée du seuil est aussi une idée de scène. Comme un plateau pour une scénographie, le spectateur reste au seuil. 

Vous exposez dans deux lieux importants de la Ville d’Avignon : Le Palais des Papes et la Collection Lambert. Comment avez-vous investi Le Palais des Papes ? 

J’ai été très vite en adéquation avec le Palais des papes. Après des installations de peinture ou de photographie, j’avais le désir de retrouver autrement cet espace. Je suis sculptrice. Pas de cimaise. J’ai voulu réinstaurer un dialogue avec le bâtiment. Être dans l’ossature de la pièce. Étant passionnée par les mondes souterrains, j’apprécie notamment cette construction pour sa partie troglodyte. L’architecture troglodyte, c’est comme si un architecte était un sculpteur… Un autre élément a compté : ce lieu a perdu tous ses ornements. Le Palais des papes a des allures de squelette de pierre. J’ai donc souhaité faire ressentir une telle forme dans la Grande Chapelle. Pour la salle du Grand Tinel, j’ai rejoué à « faire palais ». En installant trois grandes tentures de broderie qui font chacune dix mètres de long, je propose aux visiteurs de se retrouver dans l’esprit des palais chargés autrefois de tapisseries. Autrement dit, l’ornement par la tenture. D’un côté il y a le palais original, de l’autre une fiction joue la continuité entre des tentures de broderie et des tapisseries. 

Un contraste saisissant apparaît entre la Grande Chapelle et la grande salle du Tinel. Quelles sont les autres œuvres installées ? 

J’ai installé une petite œuvre suspendue, comme un miroir secret à une autre œuvre, qui est, elle, au Vatican. Ensuite, j’ai repris une question qui me tient à cœur : celle de l’invasion. Les deux balcons du Palais des Papes sont comme saisis et débordés par des lianes. Enfin, j’ai suspendu une demi-sphère, à voir d’en dessous. À l’intérieur de cette pièce, il y a un double escalier hélicoïdal. Il reprend la forme, de manière schématique, de celui de l’architecte Bramante au Vatican (une splendeur). Il agit comme un œil, reliant les deux Palais, avignonnais et romain, dans le temps et l’Histoire. Dans une des pièces, j’ai installé une grotte en carton. S’il s’agit d’une création, c’est également une forme que j’aime reprendre : il y a continûment dans mes créations un travail sur la répétition. J’en ai ainsi créé la réplique dans une autre pièce, mais, pour la première fois, en bronze. Le spectateur passe d’un matériau trivial à un autre, précieux. Le Palais des papes est intéressant par ce qu’il propose en termes de déambulation. Il y a la déambulation « mentale », ce qu’un visiteur s’imagine, également la « physique ». Je privilégie donc des moments de surprise, avec un registre plus « dramatique » dans la Grande Chapelle, soit trois grandes œuvres qui explorent la question de l’architecture, de la pierre, de l’érosion.  

Votre autre exposition, à la Collection Lambert, offre un miroir à votre parcours…  

Ce très bel hôtel particulier permet une monstration d’œuvres contemporaines que j’ai explorée par des œuvres de format variable. Cela offre un témoignage de mon travail artistique dans ses répétitions et ses variations. Le visiteur peut ainsi découvrir, entre autres, la série des Carmontelle, des dessins enroulés sur deux rouleaux dans un dispositif vitré, à tourner soi-même… Des broderies ou des dessins de petits formats côtoient deux vidéos qui révèlent autrement mes Forêts. Avec la série des « Chef d’œuvre », je fais une allusion sous forme de clin d’œil aux chefs-d’œuvre des artisans compagnons. Trois d’entre eux sont des réalisations récentes. Chacun pourrait être un Palais des papes à lui tout seul… 

Vos créations regardent vers le passé en brouillant en quelque sorte les références. D’où leur atemporalité. Toutefois, il est difficile de ne pas imaginer qu’elles ne soient pas nées d’une longue fréquentation de l’histoire de l’art….  

Dans l’histoire de l’art, ou de la pensée, des sociétés antiques, il y a une forme d’évolution qu’il est possible de partager. Si nous prenons des espaces comme les forêts et les grottes, nous nous apercevons qu’à la période grecque beaucoup de lieux furent consacrés. Des espaces naturels devinrent donc des lieux sacrés avant que les Romains ne les « fabriquent ». Le temple a supplanté l’espace naturel sacré, de même la villa romaine a incorporé des nymphées (une grotte abritant une source) dans leur propre intérieur. Cette évolution nous amène jusqu’aux jardins baroques et à la Renaissance. Cet héritage, ou relecture, de l’Antiquité permet de voir combien, avec « l’invention » de la perspective, tout « sort » du tableau pour envahir d’autres formes, se transforme pour aller vers la scénographie, le jardin ou l’architecture. Avec la perspective, la vision (son utilisation plus exactement) va « dramatiser » la perception grâce aux lignes de fuite. Ce récit me passionne. Il révèle l’importance de l’artifice et de l’illusion – et combien il est fascinant d’être un dieu qui créerait le monde. Pourquoi faire une fausse cascade, par exemple ? Il y a quelque chose d’extraordinaire dans ce monde de carton-pâte du jardin. 

Vos œuvres rentrent en complémentarité les unes avec les autres. Comme si les Forêts s’ouvraient vers les Cénotaphes ou les Chefs d’œuvre, jouant entre l’intime et le monumental. En ce sens, votre passion pour les jardins baroques raconte aussi une fragilité à l’œuvre dans vos créations en carton inspirées par la nature…  

Le jardin est un lieu instable. Nous disposons de très peu de « jardins historiques ». La plupart a disparu. Le matériau carton donne envie d’aller vers ces jardins, de montrer la fragilité de cet espace naturel, cette même fragilité intrinsèque à ce matériel. L’historien d’art Pierre Wat parle des paysages comme de cénotaphes. À travers leur long processus de sédimentation, il y a en eux plus de mémoire que dans ce que les humains tentent de garder de leur propre histoire. Par exemple, les tumuli ou les pyramides furent construits en mémoire des personnes jugées comme inoubliables. Ne nous en parvient qu’un écho lointain, une forme détournée. Ce qui nous intéresse est loin d’être ce qu’une civilisation a voulu transmettre. Nous regardons avec d’autres yeux, d’autres formes d’esthétique. Il y a une perte de transmission… également une continuation. Une sorte de lit de rivière passe sous les cultures, mais jamais, ou rarement, avec les intentions d’origine. Il en est de même pour l’artisanat : des artisanats se perdent chaque jour mais c’est la main qui conserve le mieux. Il est possible d’oublier la provenance du geste, pas le geste.

Propos recueillis par Marc Blanchet