On retrouve souvent dans votre travail la reconstruction d’un parcours, d’une enquête. Comment cela s’est-il passé pour Affaires Familiales ?
Émilie Rousset : Je me suis plongée dans la juridiction des affaires familiales, j’ai rencontré des avocats et avocates spécialisées et des justiciables dans différents pays d’Europe. Divorce, filiation, violences, héritage : chacun et chacune vient avec sa manière de faire ou de défaire la famille. Mon geste commence par la rencontre, l’écoute, la récolte. Dans ce parcours mes attentes se frottent au réel et se déplacent. Je laisse émerger ce qui résonne avec mes préoccupations, ma sensibilité, et ce que le dispositif théâtral peut accueillir. Pour cette pièce, je voulais saisir l’espace où la parole se formule entre l’intime et le juridique, le chemin où se croise le récit personnel et la loi. Je voulais aussi interroger la friction entre droit et militantisme.
Qu’est-ce que cette institution judiciaire raconte de notre société ?
Dans les affaires familiales, les enjeux politiques sont pris dans des parcours de vie concrets. Les violences intrafamiliales, les droits des familles LGBT+, les luttes pour l’égalité femme-homme, ont des noms et des visages. Les archives judiciaires sont une somme de récits de vie d’anonymes qui font Histoire. On hérite d’une vision très traditionnelle de la famille qui reste le vecteur de rapport de domination, entre adultes et enfants, entre hommes et femmes. Les politiques réactionnaires s’accrochent farouchement à cette vision. Mais cet ordre bouge. Il craque. Et la justice, parfois, suit. Parfois, elle précède. Parfois, elle résiste. J’ai ouvert mes recherches à d’autres pays européens pour voir comment d’autres lois et d’autres politiques structurent nos histoires intimes. Avec Affaires Familiales, j’invite le public à penser la famille non comme une affaire privée, mais comme un projet de société. Et à se souvenir que nous avons toutes et tous un pouvoir d’agir.
Est-ce un hasard si vous avez interrogé principalement des avocates ? Comment formez-vous votre corpus ?
Au départ ce n’est pas un choix, mais une réalité de terrain. Les affaires familiales ne sont pas les plus prestigieuses ni les plus lucratives, ce sont souvent des femmes qui se spécialisent sur ces dossiers. Quand j’ai vu ce déséquilibre dans le corpus, je n’ai pas cherché à le corriger. Constituer une sélection d’archives est toujours un geste subjectif, les possibilités sont infinies. Ici c’est aussi un geste de création, je garde les paroles qui résonnent en moi, j’ai choisi des personnes qui portent des engagements forts. Et puis ce qui m’importe ensuite sur scène, ce n’est pas de reproduire fidèlement une identité, mais de faire circuler une parole, une énergie, une position.
Comment se passe la transmission de cette expérience documentaire au reste de l’équipe ?
C’est une pièce que nous portons depuis plusieurs années, avec des allers-retours entre le plateau, la recherche documentaire et l’écriture. Nous regardons collectivement les rushs des rencontres, certaines parties sont jouées dans leur intégralité, avant d’être montées. Cela permet d’éprouver d’abord la théâtralité de la parole, ses images, son rythme, ses vides, et ensuite de se concentrer sur des choix de sens. Le projet final n’est pas de transmettre des informations mais de créer l’instant où on pense ensemble. En répétition, nous travaillons sur le mouvement de pensée, la parole pensante et la pensée parlante, sur ce qu’on entend dans ce qu’on ne dit pas, sur les plis du langage. On ne cherche pas à reproduire le contexte réaliste de l’interview, on décadre pour trouver une distance juste, active, sensible, avec l’archive initiale. Il faut aussi que les interprètes s’inscrivent dans le montage, qui est encore une autre pensée : celle de la pièce. L’expérience théâtrale est réussie quand le public rencontre autant l’interprète, la personne à l’origine du récit, que le dispositif de mise en scène.
Quel dispositif scénique a-t-il été conçu pour ce spectacle ?
Très tôt, j’ai su que j’allais filmer les personnes rencontrées, et que la vidéo serait une matière à part entière. Nadia Lauro, scénographe du spectacle, a imaginé un dispositif capable d’accueillir ces archives filmées et leur réactivation. Elle a conçu un espace bi-frontal, une page blanche, une topologie habitée par les interprètes, les récits, où sont aussi projetés des fragments de film. Son dispositif crée une géographie de regards : ceux des interprètes, des spectateurs et spectatrices, des images. Il place le public en vis-à-vis, sans protection du quatrième mur, comme dans une salle d’audience. Les vidéos ne sont pas là pour illustrer. Elles fragmentent le réel, elles le démultiplient. Un même récit existe en plusieurs versions : celle de la personne filmée, celle portée par l’interprète, celle que crée le montage. Ce jeu de reflets, d’angles, de répétition, fait écho à la manière dont l’institution judiciaire, elle aussi, découpe, rejoue et reformule. Le plateau devient alors un espace de relais : des paroles, des silences, des regards.
Propos recueillis par Marion Guilloux en janvier 2025.